Claude Simon : Transtextualité, le dévoilement oblique,
dans Le Jardin des Plantes
par Michelle Labbé
A ces souvenirs de la débâcle de 1940, à ces évocations, dans Le Jardin des Plantes, de ce qu’on pourrait appeler par euphémisme «maison de rendez vous » où Proust transperce des rats, s’oppose le Jardin des Plantes, géométrique à souhait, dont la moindre partie contient le tout du monde, comme dans Le Temps retrouvé, la bibliothèque du Prince de Guermantes. S’oppose également, comme mis en abyme, l’écran de cinéma futur sur lequel se projettera le roman lui même, l’un et l’autre en soi processus à contenir et transcender le réel. Etrange mathématique, voisine de l’alchimie ! Quand Claude Simon parle de “bricolage[29]” à propos de son oeuvre, Jean Dufy fait remarquer que le produit fini dépasse son processus de création et s’avère supérieur à la somme de ses parties [30]. La confusion, assumée, mènerait à un ordre suprême.
Mais symbole,
métaphore, allégorie, quel statut donner aux
images que Le Jardin des Plantes reprend : les mouettes,
le cavalier rescapé, « ce sabre levé, brandi
à bout de bras dans l’étincelante lumière de
mai », la femme au bain...« Il y a un type
d’êtres, dit Jacques Rancière, les images, qui est
l’objet d’une double question : celle de leur origine et,
en conséquence, de leur teneur de vérité ; et
celle de leur destination : des usages auxquels elles servent et des
effets qu’elles induisent.
[31] »
Dans Les
Démons de Dostoïevski, Claude Simon choisit le
passage où Kirilov refuse le statut d’allégorie
à son évocation de feuille. Le personnage insiste :
« C’est une feuille, tout simplement. Une feuille,
c’est bien. Tout est bien. » Cet emprunt, mis en
relief sur la page par des blancs, indique ce que Simon semble
redouter : un discours sur son propre discours, une dérive de
la réception.
Wolgang Iser[32] et Anne Cauquelin[33] ont utilisé, pour
illustrer et analyser la méfiance d’un auteur pour tout
lecteur qui chercherait un sens caché à son œuvre, une
nouvelle de James : « L’Image dans le
tapis ». Un critique cherche obstinément à
découvrir le secret que dissimulerait le sens littéral
d’une œuvre. « Balivernes ! » lui
dit finalement l’auteur qui affirme n’avoir cherché que
la clarté. La conclusion de l’histoire est que le sens est
aussi évident que le dessin dans le tapis qu’on a sous les
pieds mais personne ne le voit. Ainsi tout roman s’établit
d’abord comme image, en même temps évident et
énigmatique, simple et symbolique. La feuille de Kirilov
n’est pas plus qu’une feuille mais, comme image, est
prête à transporter auteur et lecteur vers d’autres
strates de la pensée.
L’image est
d’abord structure de connaissance et de recherche. Elle est approche
du monde. Elle est représentation de ce qui est extérieur
à la conscience et représentation de la
réalité psychique. Le principe
d’intentionnalité décrit par Brentano et repris par
Husserl définit la conscience comme conscience de quelque chose qui
lui est extérieur. La conscience ne peut se réaliser et
à plus forte raison s’exprimer que par une projection hors
de soi, les mouvements psychiques, s’ils restent intérieurs,
n’étant que furtifs et indéterminés.
L’image est aussi structure de communication, en même
temps visibilité et suspension d’un sens figé,
qu’elle se limite à un objet ou se fasse récit. Maurice
Merleau Ponty, si proche de Claude Simon, écrit :
« La vraie philosophie est de rapprendre à voir le
monde, et en ce sens une histoire racontée peut signifier le monde
avec autant de profondeur qu’un traité de
philosophie. [34]»
Dans la diversité
des références, dans les fissures de la mise en page du
Jardin des Plantes, se lisent les fissures et la finitude de
l’être, également ses aspirations à
l’unité et l’harmonie, sa détermination à
conduire l’écriture quelques soient les aléas du
terrain selon les principes de cavalerie du général
L’Hotte : « Calme, en avant, droit [35] »
[29] Claude
Simon, Plaidoyer pour le Nouveau Roman, La Quinzaine Littéraire,
juillet 1971.
[30] Claude
Simon, Plaidoyer pour le Nouveau Roman, La Quinzaine Littéraire,
juillet 1971.
[31] Jean
Dufy : “As in bricolage, the finished product is the
outcome of an adventure and is almost invariably very different from the
original conception, but it is also an “ensemble” which, by
the force of its internal organisation, is greatest than the sum of its
parts.” Reading between the lines: Claude Simon and the visual
arts, Liverpool, Liverpool University press, 1998, p. 195.
[32] Jacques
Rancière, Le Partage du Sensible, La Fabrique, 2000,
p.27.
[33] Wolfgang
Iser, opus cité.
[34] Anne
Cauquelin, Court traité du fragment, L’Invention
Philosophique, Aubier, 1986.
[35] Maurice
Merleau−Ponty, Phénoménologie de la
Perception, coll. Tel, Gallimard, 1993, Avant−Propos, p.XVI
(première édition : coll. Bibliothèque des
Idées, Gallimard, 1945)
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