Claude Simon : Transtextualité, le dévoilement oblique,
dans Le Jardin des Plantes
par Michelle Labbé
Si l’image du
monde est affectée d’un tremblé, la description de
l’homme intérieur est encore plus problématique. Ni
Novelli, ni Brodski libérés de leurs camps ne tiennent
à s’exprimer. Comme si toute douleur était
incommunicable et que toute tentative pour l’exprimer était
vouée à l’incompréhension, au malentendu voire
au ridicule. On peut rapprocher cette citation de Conrad en exergue:
« Non, c’est impossible : il est impossible de
communiquer la sensation vivante d’aucune époque
donnée de son existence... [36]» de l’interview
éclatée du journaliste du Jardin des Plantes, qui se
référant probablement à La Route des
Flandres, s’obstine à faire préciser à
l’auteur ses sensations, en particulier sa peur. D’un
côté, l’auteur interviewé, soucieux
d’exactitude et de franchise, affirme que « le seul
véritable traumatisme qu’il est conscient d’avoir subi
et à la suite duquel sans aucun doute son psychisme et son
comportement général dans la vie se trouvèrent
profondément modifiés fut, comme il a essayé de le
raconter, ce qu’il éprouva pendant l’heure durant
laquelle il suivit ce colonel, vraisemblablement devenu fou, sur la route
de Solre le Clâteau à Avesnes, le 17 mai 1940, avec
la certitude d’être tué dans la seconde qui allait
suivre.[37] »
D’un autre côté, il peine à expliquer pourquoi il
a suivi le colonel au lieu de fuir : « Allez savoir ce
qu’on peut penser ou ne pas penser dans ces sortes de moment [38] » « S. a
essayé de lui expliquer qu’à partir du moment où
sans autre entrée en matière une bombe d’avion tombe
tout à coup près de vous, la peur est installée une
fois pour toutes mais repoussée à
l’arrière plan par la fatigue, une fatigue dont aucune
circonstance de la vie normale (...) ne permet de se faire une
idée... [39]».
Le journaliste incrédule insiste. L’auteur consent à
s’expliquer plus longuement. Finalement, il parle de
« Mélancolie
[40] » ce qui, pour le journaliste, paraît pour le moins
inconséquent et le laisse éberlué!
«
Mélancolie » ! S. essaie de dissiper le malentendu,
il ne s’agit pas des mièvres visages des
préraphaélites anglais, il précise :
« Quelque chose de violent, qui protestait, furieux,
bâillonné mais hurlant : Jamais je n’avais tant
désiré vivre, jamais je n’avais regardé avec
autant d’avidité, d’émerveillement, le ciel, les
nuages, les prés, les haies... [41] »
La déclaration, qui
pourrait nous sembler à nous aussi, stupéfiante, est
cependant à rapprocher de cette
« mélancolie » du récent
L’Encre de la Mélancolie de Jean Starobinski
où l’effondrement de la conscience (chez S. dans
l’absurde de la guerre) s’accompagne de:
« paralysie », de sentiment
d’« enfermement » et en même temps
d’ « errance », de
« vagabondage » réunis dans la figure du
« labyrinthe » et dépassés par une
furieuse envie de vivre. Charles d’Orléans, que cite
Starobinski, dit contre ce vent de
« mérencolie », sa « soif de
Confort [42] »,
c'est-à-dire d’espoir et de bonheur: « Pour
décrire la stérilité mélancolique, il
s’est élevé hors du règne
délétère de la mélancolie ; un
surcroît mystérieux de pouvoir est intervenu, qui permet au
poète de parler pour dire qu’il est réduit au
silence. [43]
» Voilà qui conviendrait tout à fait
à Claude Simon : « L’eau sombre se mue en
matériau d’écriture... [44]» Peut être est ce
à cette mélancolie que sont liés un certain ton de
Claude Simon, cette distance avec les autres, cette impossible
intimité avec soi même, que s’efforceraient de
pallier l’écriture, l’effort obstiné pour rester
à l’écoute de son propre rapport au monde et en rendre
compte.
[36] Le
Jardin des Plantes, La Pléiade, Gallimard, 2006 (pour
l’œuvre de Claude Simon, toutes les citations y seront
prises.) p. 951.
[37] p.
1061.
[38] p.
1064.
[39]
p.1112.
[40] p.
1090−1091.
[41]
p.1020.
[42]
p.1122.
[43] Jean
Starobinski, L’Encre de la Mélancolie, Le Seuil, 2012, p. 619
(certaines pages ont pu être consultées avant parution sur
www.sites.univ-
rennes2.fr/.../starob.pdf, le 16−10−2012)
[44] id. p.
623.
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