ID : 70
N°Verso : 67
Littérature et Photographie
Titre : Claude Simon : Transtextualité, le dévoilement oblique, dans Le Jardin des Plantes
Auteur(s) : par Michelle Labbé
Date : 30/03/2013


Claude Simon : Transtextualité, le dévoilement oblique, dans Le Jardin des Plantes
par Michelle Labbé

*

        La transtextualité, omniprésente, n’entend pas exactement annoncer, justifier l’œuvre, prendre valeur de  théorie littéraire. Elle n’est pas toujours claire. On remarque des obscurités voulues : des initiales au lieu des noms, des citations sans auteur, des titres ou exhortations en langues étrangères, des allusions imprécises, non datées, non situées, une indécision quant au ton adopté : ironie, amusement, adhésion, mépris, exaspération, interrogation ? Emprunt à des clichés médiatiques, obsolètes pour les générations nouvelles : A. Miller désigné comme « le second mari de la plus belle femme du monde ». L’écriture reste délibérément énigmatique et joue avec le lecteur, encore moins apte à décrypter l’œuvre que le critique vigilant.
         La citation, liée à la fragmentation, mélange les tons, les thèmes et apporte une autre indécision car coupée de son contexte, elle prend inévitablement une valeur nouvelle, parfois indécidable, dans son texte d’adoption, en vertu même des passages qu’elle côtoie, qui la contaminent. Les blancs de la fragmentation de leur côté ont leur éloquence : coupure à tous les niveaux, syntaxe, sens, temps, lieu, genre, auteur ; le blanc qui traduit l’impossibilité de dire ­­− sans lui, l’inexprimé serait inerte− représente aussi l’espace où se noue une communauté d’être ambiguë, une solitude universelle. Ce qui peut être dit avec Peter Pàl Pelbart de tout texte se justifie à plus forte raison d’un roman comme celui ci. « Même la solitude du créateur ou du penseur (...) est tout le contraire d’une intériorisation ou d’une fermeture de l’auteur sur soi : conquérir son désert c’est précisément le contraire, c’est la condition pour être traversé par les tribus diverses, les voix, les devenirs, les intensités, les eccéités − c’est la solitude la plus peuplée, la plus solidaire. [45] » Ainsi, la transtextualité tient compagnie, participant de l’œuvre créatrice.
         Chaque texte cité, évoqué, avance sa vérité, relative, n’apporte pas la solution de la connaissance ou de la création. Ensemble, ils proposent une multiplicité de possibles pour l’appréhension du monde et sa représentation, parfois complémentaires, à l’occasion contradictoires, se faisant métatextualité, par leur fonction de commentaire de ce qui s’inscrit dans l’œuvre.
         La transtextualité est échanges de voix, dialogisme. Le transfert des voix sur d’autres créateurs, comme pour d’autres auteurs sur des personnages fictifs, évite que l’auteur ne s’enferme dans un message, lui permet cette liberté de la mise en perspective, de la réflexion et réfraction des miroirs qu’il s’est choisis. Ces formes introduisant des voix diverses « montrent, d’une façon ou d’une autre, que l’auteur est libéré d’un langage unique, libération liée à la relativisation des systèmes littéraires et linguistiques, elles indiquent aussi qu’il lui est possible de ne pas se définir sur le plan du langage...[46]». Ainsi le fait d’attribuer à Novelli cette recherche de la lumière n’atteste en rien que C. Simon y croie et pense la trouver par la création, n’atteste en rien non plus qu’il y ait renoncé. Alors que chez Proust, la révélation dans la bibliothèque du Prince de Guermantes, cette « contemplation de l’essence des choses[47] » a valeur d’évidence − « L’art est ce qu’il y a de plus réel, la plus austère école de vie, et le vrai Jugement dernier[48]  »− chez Simon, elle reste du domaine de l’envisageable. Chez les deux auteurs, le même thème de la relation entre l’art et la mémoire est traité mais de telle façon qu’elle suppose une différence de relation entre la création et son créateur, entre l’auteur et son lecteur. Chez Simon, l’auteur ne se prétend pas garant de ce qui est avancé, ne se prétend pas voix auctoriale mais réceptacle de voix plurielles. L’appel au lecteur −que représente tout livre− réclame sa vigilance, non pas son adhésion. A lui de voir. « Croisements et stations : c’est l’autre définition, par Claude Simon, du travail d’écriture et de ses « carrefours de sens ». [49]  »

[45] Jean Starobinski, L’Encre de la Mélancolie, Le Seuil, 2012, p. 619 (certaines pages ont pu être consultées avant parution sur www.sites.univ- rennes2.fr/.../starob.pdf, le 16−10−2012) p. 622.
[46] Peter Pàl Pelbart, De la Pollinisation en Philosophie, Europe, avril 2012, n°996.
[47] Mikaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Moscou, 1975, Tel, Gallimard, 1978, p. 135. (existe une controverse quant à la création par Bakhtine des œuvres qui lui sont attribuées, voir Bronckart J. P.&Bota Cr, Bakhtine démasqué… Droz, Genève, 2011)
[48] Marcel Proust, Le Temps retrouvé, Garnier-Flammarion, 1986, p.267.
[49] ibid. p. 271.

 

précédent 1 2 3 4 5 6 7 8 suite


 
 
visuelimage