Claude Simon : Transtextualité, le dévoilement oblique,
dans Le Jardin des Plantes
par Michelle Labbé
*
La
transtextualité, omniprésente, n’entend pas exactement
annoncer, justifier l’œuvre, prendre valeur de
théorie littéraire. Elle n’est pas toujours claire. On
remarque des obscurités voulues : des initiales au lieu des
noms, des citations sans auteur, des titres ou exhortations en langues
étrangères, des allusions imprécises, non
datées, non situées, une indécision quant au ton
adopté : ironie, amusement, adhésion, mépris,
exaspération, interrogation ? Emprunt à des
clichés médiatiques, obsolètes pour les
générations nouvelles : A. Miller désigné
comme « le second mari de la plus belle femme du
monde ». L’écriture reste
délibérément énigmatique et joue avec le
lecteur, encore moins apte à décrypter l’œuvre
que le critique vigilant.
La citation, liée
à la fragmentation, mélange les tons, les thèmes et
apporte une autre indécision car coupée de son contexte,
elle prend inévitablement une valeur nouvelle, parfois
indécidable, dans son texte d’adoption, en vertu même
des passages qu’elle côtoie, qui la contaminent. Les blancs de
la fragmentation de leur côté ont leur éloquence :
coupure à tous les niveaux, syntaxe, sens, temps, lieu, genre,
auteur ; le blanc qui traduit l’impossibilité de dire
− sans lui, l’inexprimé serait inerte−
représente aussi l’espace où se noue une
communauté d’être ambiguë, une solitude
universelle. Ce qui peut être dit avec Peter Pàl Pelbart de
tout texte se justifie à plus forte raison d’un roman comme
celui ci. « Même la solitude du créateur ou
du penseur (...) est tout le contraire d’une intériorisation
ou d’une fermeture de l’auteur sur soi : conquérir
son désert c’est précisément le contraire,
c’est la condition pour être traversé par les tribus
diverses, les voix, les devenirs, les intensités, les
eccéités − c’est la solitude la plus
peuplée, la plus solidaire.
[45] » Ainsi, la transtextualité tient compagnie,
participant de l’œuvre créatrice.
Chaque texte cité,
évoqué, avance sa vérité, relative,
n’apporte pas la solution de la connaissance ou de la
création. Ensemble, ils proposent une multiplicité de
possibles pour l’appréhension du monde et sa
représentation, parfois complémentaires, à
l’occasion contradictoires, se faisant métatextualité,
par leur fonction de commentaire de ce qui s’inscrit dans
l’œuvre.
La transtextualité
est échanges de voix, dialogisme. Le transfert des voix sur
d’autres créateurs, comme pour d’autres auteurs sur des
personnages fictifs, évite que l’auteur ne s’enferme
dans un message, lui permet cette liberté de la mise en
perspective, de la réflexion et réfraction des miroirs
qu’il s’est choisis. Ces formes introduisant des voix diverses
« montrent, d’une façon ou d’une autre, que
l’auteur est libéré d’un langage unique,
libération liée à la relativisation des
systèmes littéraires et linguistiques, elles indiquent aussi
qu’il lui est possible de ne pas se définir sur le plan du
langage...[46]». Ainsi le
fait d’attribuer à Novelli cette recherche de la
lumière n’atteste en rien que C. Simon y croie et pense la
trouver par la création, n’atteste en rien non plus
qu’il y ait renoncé. Alors que chez Proust, la
révélation dans la bibliothèque du Prince de
Guermantes, cette « contemplation de l’essence des
choses[47] » a valeur
d’évidence − « L’art est ce qu’il
y a de plus réel, la plus austère école de vie, et le
vrai Jugement dernier[48]
»− chez Simon, elle reste du domaine de
l’envisageable. Chez les deux auteurs, le même thème de
la relation entre l’art et la mémoire est traité mais
de telle façon qu’elle suppose une différence de
relation entre la création et son créateur, entre
l’auteur et son lecteur. Chez Simon, l’auteur ne se
prétend pas garant de ce qui est avancé, ne se
prétend pas voix auctoriale mais réceptacle de voix
plurielles. L’appel au lecteur −que représente tout
livre− réclame sa vigilance, non pas son adhésion. A
lui de voir. « Croisements et stations : c’est
l’autre définition, par Claude Simon, du travail
d’écriture et de ses « carrefours de
sens ». [49]
»
[45] Jean
Starobinski, L’Encre de la Mélancolie, Le Seuil, 2012, p. 619
(certaines pages ont pu être consultées avant parution sur
www.sites.univ-
rennes2.fr/.../starob.pdf, le 16−10−2012) p.
622.
[46] Peter
Pàl Pelbart, De la Pollinisation en Philosophie, Europe,
avril 2012, n°996.
[47]
Mikaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du
roman, Moscou, 1975, Tel, Gallimard, 1978, p. 135. (existe une
controverse quant à la création par Bakhtine des
œuvres qui lui sont attribuées, voir Bronckart
J. P.&Bota Cr, Bakhtine démasqué… Droz,
Genève, 2011)
[48] Marcel
Proust, Le Temps retrouvé, Garnier-Flammarion, 1986,
p.267.
[49] ibid. p.
271.
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