La bibliothèque de l'amateur d'art
par Gérard-Georges Lemaire
Mais il ne doit pas subsister ne serait-ce qu’un projet avorté de pièce romanesque. Le lecteur est obligé de passer du réel (hypothétique) au rêve (bien réel) et la scène du théâtre à ses coulisses. Tout est en désordre, comme l’est l’appartement dudit auteur. Et d’ailleurs, on peut aussi se poser la question de son identité, Aragon lui-même, Romain Raphaël, ou encore quelqu’un qu’on ignore ? Ou même tous à la fois ? Impossible de trancher. Et, de toute façon, là n’est pas la question. La question est d’entrer dans l’imaginaire du roman, dans le romanesque « pur », c’est-à-dire en train de se faire. N’oublions pas que ce livre a vu le jour après le raz -de-marée du Nouveau Roman. Il est tout à fait à l’opposé de ces expériences, pour la plupart passionnantes, mais qui ont en commun un souci formel, sinon formaliste. Aragon, lui, défait le roman, l’interroge, le met en doute, le remet en jeu du tout au tout. Dans sa belle préface, Jean Ristat nous dit à propos des derniers romans d’Aragon : « Polysémiques. Polyphoniques. On peut s’y promener dans le temps comme dans une ville, s’y perdre avec seul fil d’Ariane une voix, la voix de celui qui écrit, qui s’écrit, s’écrie souvent à douleur. » C’est d’autant plus vrai pour ce dernier livre, ce livre testamentaire, si déconcertant où cet homme si complexe, aux si nombreuses facettes, s’interroge sur ce qui a été au fondement de toute son existence.
La correspondance d’Aragon avec Breton nous donne la mesure de cette complexité, et aussi de cette inépuisable curiosité intellectuelle. La correspondance entre les deux jeunes hommes commencent après la guerre. Ce qui frappe dans le ton d’Aragon (nous n’avons pas les réponses de son ami), c’est d’abord un bouillonnement intérieur qu’il extériorise, avec des jugements à l’emporte-pièce, volontiers violents et rapides. Ils démontrent bien sûr sa volonté de rompre des lances en littérature et en art, mais aussi de se montrer iconoclaste. Le 2’ mai 1918, il écrit une longue missive où il déclare : « IL FAUT TUER LES CONTEMPORAINS. » C’est de Guillaume Apollinaire dont il parle. Et pour l’art, il déclare : « Braque, c’est un peintre de batailles. Il y a Léger, mais pourquoi est-il exotique ? Le tubisme, Venise le soir ou danses arabes ? Sans doute Metzinger vaut mieux que nous pensions seulement il raconte des histoires. Il faut se faire une âme de femme de chambre pour aimer ses tableaux. [...] Herbin après tout c’est de l’art de gardien de square. » On a l’impression que l’écrivain ases débuts est pris dans un tourbillon d’idées contradictoires et enflammées ! Tout change avec la politique. De Venise où il se trouve avec Nancy Cunard à Moscou, où il loue les qualités du PCUS, l’homme a trouvé un point d’appui, une force, une conviction... Cette correspondance est importante pour l’histoire du dadaïsme et du surréalisme en France, mais encore plus pour pénétrer les arcanes sinueux de cet être qui se cherche sans cesse et qui, au lieu de se replier sur lui-même pour s’interroger, se lance dans toutes sortes de combats, esthétiques et politiques.
Enfin, François Eychart a eu l’idée de demander à vingt-cinq écrivains d’évoquer le souvenir ou l’ouvre d’Aragon dans sa belle revue, Faites entrer l’infini, qui est l’organe de la société des amis de Louis Aragon et d’Elsa Triolet. Le numéro est agrémenté par les belles photographies de Gérald Bloncourt, qui a photographié l’auteur des Yeux d’Elsa et d’Elsa, mais aussi des personnes qui ont participé à leur vie. Je tiens d’ailleurs à souligner à ce propos qu’à l’occasion de cet anniversaire, les écrivains, à de rares exceptions près se sont tus. Dommage, car les auteurs réunis ici ne sont pas vraiment représentatifs de la vie littéraire française d’aujourd’hui. Mais c’est déjà quelque chose qui mérite d’être lu et surtout médité. Mais, au fond, il faut se méfier de ces moments où l’émotion m’emporte sur la pensée : il y aurait tant à dire sur Aragon (même d’un simple point de vue littéraire) qu’on se peut se dire qu’il faut aller tenter le diable en d’autres occasion et provoquer des écrits avec le désir de faire lire ou relire cet écrivain qui reste une des pierres angulaires du siècle passé. Et François Eychart, depuis de longues années, s’occupe de cette revue avec compétence et une grande rigueur, ce qui en fait un périodique de valeur là où beaucoup ne font que de médiocres opuscules réservés aux seuls spécialistes.
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