L'heureux tour
par Pierre Corcos
Le retour dans l'Histoire des mêmes folies guerrières et massacres, chez l'individu des mêmes passions délétères ou des addictions, la "compulsion de répétition" (Freud), la rigidité des déterminismes sociaux (Bourdieu parle de “l’extraordinaire inertie qui résulte de l’inscription des structures sociales dans les corps”), l'"Enfer du Même" (Baudrillard), etc... Pour Schopenhauer - penseur de référence en la matière -, face à un "vouloir-vivre" perpétuel et absurde, l'art agit comme une gnose thérapeutique, et la roue d'Ixion peut enfin s'arrêter ou s'inverser. Heureux tour joué à nos déterminismes ! Le théâtre peut ainsi, en nous faisant connaître nos éternels retours, concourir un peu à les contrer...
Le ministre japonais du commerce extérieur, comédie satirique de Murray Schisgal - largement inspirée du chef d'oeuvre de Gogol, Le Revizor - nous montre, à partir d'une méprise, comment l'avidité, l'ambition, la vanité, l'envie, la cupidité, perpétuellement obnubilent les âmes et hystérisent les corps... Ce "ministre", personnage messianique (dont chacun attend une espèce de mythique délivrance de son quotidien médiocre), exacerbe, aimante passions, tendances et vices potentiels. Chacun veut lui plaire, l'honorer, le séduire, et offrir de larges offrandes au dieu rédempteur... Mais, pas plus qu'on ne se désembourbe facilement de son quotidien, les dieux rédempteurs viennent plus rarement sauver les hommes que les escrocs déguisés les filouter et les plumer ! La crédulité des humains devant les gurus, sauveurs et autres faux prophètes nous instruit sur leur besoin permanent, pathétique - à la fois sublime et pitoyable - d'espérance... C'est ainsi, vous voilà bien tous, nous chuchote la pièce, dans cette absurde répétition : il y a, chez Murray Schisgal, du Feydeau et bien sûr du Gogol. La mise en scène de Stéphane Valensi travaille avec justesse sur les stéréotypes, et sur ces "corps-marionnettes" soumis totalement à leurs déterminismes psychosociologiques. Pièce malicieuse, sardonique, miroir grossissant de ce qui fait de nous d'avides et vaniteux pantins ! Notre vie est du mauvais théâtre qui radote, mais le théâtre entend châtier, par le rire, nos mauvaises moeurs : "Castigat ridendo mores", devise latine connue, biais par lequel la comédie vient à sa façon illustrer la théorie aristotélicienne de la "catharsis".
S'il est bien un auteur qui joue pleinement sur la répétition, le ressassement, l'obsession devenant rengaine puis, par la créativité du style, ritournelle, c'est bien Thomas Bernhard... Dans son théâtre, le retour des mêmes pensées ou remords, des mêmes exaspérations, nous renseigne en profondeur sur le fonctionnement de l'esprit humain. Celui-ci semble ne jamais pouvoir se débarrasser de certaines "idées fixes" (mauvaise expression pour dire "idées compulsives" !) ancrant une problématique identité individuelle. Le retour des mêmes considérations nous enseigne également la puissance du "vouloir-vivre" schopenhauerien. Ce retour compose enfin une musique répétitive, où la différence s'inscrit subtilement dans la répétition. Justement, dans la courte pièce Le Naufragé, sobrement, scrupuleusement mise en scène par Joël Jouanneau, il est question de musique, et plus exactement d'un pianiste "raté", Wertheimer, confronté au génial Glenn Gould...La prégnance des lieux, les tortures de l'envie, la rage de l'impuissance, la perpétuelle confrontation à sa propre médiocrité, infernales machines rotatives, vont turbiner le flux mental de cet éprouvant monologue pour mettre en branle une plus sombre et vaste réflexion inspirée par le dégoût de la vie. "Taedum vitae" que seule la grâce, si exceptionnelle et singulière, de l'inspiration, du grand art, semble pouvoir rédimer. Terrible leçon théâtrale de Thomas Bernhard !
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