ID : 72
N°Verso : 67
Le Théâtre
Titre : L'heureux tour
Auteur(s) : par Pierre Corcos
Date : 30/03/2013


L'heureux tour
par Pierre Corcos

Dans la pièce Tristesse animal noir d'Anja Hilling, le retour accablant des mêmes tares comportementales chez des individus aisés, privilégiés, en principe intelligents, semble pointer un problème plus global de civilisation... Des "Bobos" berlinois partent en forêt pour s'amuser en groupe, passer la nuit à la belle étoile, et surtout faire un gros barbecue, dans la terrible inconscience de l'incendie ravageur qu'ils vont imprudemment déclencher... La catastrophe de cet incendie (description minutieuse, effroyable) qui prend valeur d'archétype, la tragédie collective qui s'en suit pour cette bande de "Bobos", la dévastation de la faune et de la flore pourraient faire croire qu'une nouvelle conscience, plus responsable - à la fois plus humaine et plus écologique - va émerger enfin chez les survivants. Mais non, le retour de la médiocrité, de la mesquinerie, de la même oblitération mentale suggère que notre civilisation - et particulièrement une classe de nantis inconscients qui en fait partie - a rompu un lien primordial avec la Nature, enfoncé les individus dans un narcissisme étroit et une mesquine avidité. La mise en scène de Stanislas Nordey, choisissant la position frontale des comédiens qui, en un sévère réquisitoire, indirectement nous interpelle, renforce l'accusation sur le retour de la même irresponsabilité de l'Occident, ou de la société technologique, devant l'humain et le vivant. Une noire tristesse, comme devant un spectacle de désolation, se dégage de cet suffocante charge éthique.

Maître Puntila et son valet Matti de Bertolt Brecht est une comédie incisive, une "Volkstuck" (pièce pour le peuple) célèbre, et le déterminisme qui s'y répète est le suivant : quand le propriétaire patron (Puntila) est soûl, il est humain, il devient le frère, l'ami de son prolétaire d'employé chauffeur, Matti; mais quand, dégrisé, il retourne à sa conscience, ses conduites de classe s'imposent, et il redevient arrogant, odieux, autoritaire... La répétition de cet étrange phénomène crée du comique, exactement comme dans le film de Chaplin Les Lumières de la ville, où un millionnaire capricieux montre, en état d'ivresse avancé, à Charlot tous les égards, mais ne le reconnaît plus, le méprise froidement lorsqu'il retrouve son état normal. Nous avons ici affaire à une fable où tout est inversé. Car c'est dans le sommeil (l'ivresse) temporaire d'une conscience aliénée par les rapports de classe et la logique capitaliste de l'exploitation, et seulement dans cette parenthèse, qu'une expérience humanisée du "Mitsein" (de l'être ensemble) est possible. Et pour le coup, "in vino veritas" et, rajouterait-on, "utopia"... Mais le travailleur (Matti, ou Sukkala) reste, lui, tout le temps lucide, et s'il a pu profiter du moment cyclique qui lui était favorable, c'est seulement par un progrès supplémentaire de la conscience qu'il sortira de cette répétition bouffonne, tragi-comique, en quittant cet exploiteur intermittent. Tout comme le spectateur comprendra (théâtre didactique de Brecht) qu'il n'est plus temps de se contenter des charités rituelles de milliardaires mécènes et philanthropes, pour s'émanciper enfin et changer de rapports sociaux... On voit bien ici que la répétition est la trame de la pièce, mais qu'il est possible, par un acte de révolte, d'en sortir. L'Histoire n'est pas gelée, à la seule condition que les opprimés ne jouent plus le jeu imposé. Guy Pierre Couleau, le metteur en scène, sans gommer la dimension politique de la pièce, met surtout en relief son côté burlesque (pantomime, gestuelle des acteurs, remarquable interprétation hilarante de Pierre Alain Chapuis). Dans le Prologue de la pièce, il est dit : "Très honoré public, notre temps n'est pas gai. Sage qui s'inquiète, et sot qui vit en paix. Comme il ne sert à rien de s'empêcher de rire, c'est une comédie qu'il nous a plus d'écrire".

L'heureux tour joué par le théâtre à ce qui fait retour, en le retournant dans la représentation qui le distancie !

 

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