Tyszblat ou l'équilibre instable
par Jean-Luc Chalumeau
Tyszblat, de ce point de vue, est toujours demeuré un fidèle disciple de Lhote : il n’a pas cessé de cheminer entre des interrogations multiples, des options inconciliables, des alternatives inquiétantes, jusqu’à régulièrement faire surgir sous son pinceau les solutions plastiques qui étaient, en même temps, redécouvertes de la théorie. Figuratif venu de l’abstraction, Tyszblat ne s’arrête jamais à l’apparence littérale des objets mais il s’intéresse à ce que Kandinsky appelait leur apparence « littéraire ». Il entame à chaque tableau un dialogue avec eux qui ressemble fort à un résumé d’un pan entier de l’histoire de la peinture. Tyszblat a peint beaucoup de tableaux, il en a vu et étudié infiniment plus encore ; il est pétri de culture artistique, et bien entendu tout cela lui est de peu de secours pour mener l’œuvre à son terme. Il est toujours tenté de demander « faut-il ? » (à lui-même, ou à d’autres, comme en témoigne l’importance, dans son parcours, de ses conversations avec Martin Barré). Mais Kandinsky a toujours été là pour le ramener à l’essentiel : « Il n’y a pas de il faut en art. L’art est éternellement libre. L’art fuit devant les impératifs comme le jour devant la nuit. »
Il est certainement difficile de comprendre que l’extraordinaire liberté dont témoigne le parcours plastique de Tyszblat est payée du prix de tous ces « faut-il ? » qu’il lui est impossible de ne pas poser. La liberté conquise à force de travail et de méditation pourra paraître arbitraire à quelques uns. Ceux, très exactement, qui ne sont pas et ne seront jamais sensibles à la résonance intérieure de la forme. Pour reprendre un vocabulaire cher à Kandinsky, Tyszblat est typiquement un peintre qui a choisi de soumettre sa création à la « Nécessité intérieure » dont on sait qu’elle se décompose en trois étapes.
Premièrement, « chaque artiste, comme créateur, doit exprimer ce qui est propre à sa personne. » Tyszblat laisse transparaître sa personnalité complexe, partagée entre des aspirations concurrentes, mais aussi non dénuée d’humour.
Deuxièmement, « chaque artiste, comme enfant de son époque, doit exprimer ce qui est propre à cette époque. » Tyszblat est de ceux qui ont fait passer, à la suite de Fernand Léger, de simples objets du monde de la cité moderne dans l’univers de l’art.
Troisièmement, « chaque artiste, comme serviteur de l’Art, doit exprimer ce qui, en général, est propre à l’art. » Tysblat sait que l’artiste peut utiliser n’importe quelle forme pour travailler, et il utilise largement cette liberté, mais en aucun cas il ne se rapproche de l’anti-art, une des formules les plus répandues aujourd’hui pour faciliter la réussite dans le « monde de l’art ». Il sait tout aussi bien qu’il n’est pas nécessaire, pour exprimer ce qui est « propre à l’art » d’avoir défini préalablement ce que c’est que l’art, même si c’est possible en relativement peu de mots (les lois éternelles de l’architecture, de la sculpture et de la peinture pourraient tenir en une ridicule petite plaquette » écrivait André Lhote). Ce qui fait qu’il y a de l’art (ou non) s’éprouve et ne se prouve pas.
Michel Tyszblat ne souhaite rien nous prouver, mais il nous appartient d’éprouver, devant ses tableaux, la présence de l’art et le plaisir qu’il procure. L’expérience est devenue plutôt rare de nos jours, dans un monde qui se moque de l’art. Il est frappant de constater que là-dessus, Kandinsky avait vu l’essentiel dès 1912 : « Il n’existe pas d’art qui soit considéré plus à la légère que l’art plastique… » On est tenté d’ajouter aujourd’hui : « y compris par ceux qui se disent plasticiens ». Avec discrétion (mais aussi avec humour), avec détachement (mais en même temps avec obstination), Tyszblat nous donne des raisons de prendre l’art au sérieux. C’est pourquoi notre temps privé de repères a besoin d’artistes comme lui.
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