Alain Tirouflet
par Vianney Lacombe
Cet échange assourdi entre le fond et les objets va durer jusqu’en 1992, puisque les pommes n’ont plus assez de forces réunies, les pots ne sont plus assez solides, les bouteilles trop minces pour lutter contre l’arrivée des petits paysages, toujours aux crayons de couleur, réalisés avec des bruns , des bleus, des verts, des jaunes pâles. Nous ne sommes plus sur une table, mais à l’intérieur de l’air qui baigne les paysages de Tirouflet, dans une lumière du nord de la France, semblable à celle peinte par Seurat dans ses paysages du Crotoy ou de Port-en-Bessin. La tonalité est la même, ainsi que la géométrie qui règle le format, les rectangles, les triangles qui frôlent l’abstraction, mais comme Tirouflet le dit lui-même : je fais une figuration d’après la naissance de l’abstraction, quelque chose qui n’aurait pu exister avant l’abstrait. En effet, ces paysages ne décrivent rien, ils montrent des directions, des passages qui se trouvent être de l’herbe, une route, un fleuve, un ciel. Avec ces quelques éléments, toujours les mêmes, il montre le paysage en train de naître, il montre le commencement, quand rien n’a encore lieu et que seule la lumière née du papier éclaire ce monde que nous révèle Tirouflet.
Pendant la maladie de sa femme Monique, il continue de travailler, souvent dans des petits formats, et il commence à expérimenter le dessin de nu d’après lui-même, ainsi que des pommes alignées en hauteur, au crayon ou à l’aquarelle. De 2005 à sa mort, Tirouflet entre dans la dernière partie de son œuvre pendant laquelle il ne fait plus que dessiner des nus de dos aquarellés tout d’abord, puis simplement au crayon, d’une simplicité essentielle. Ces nus sont des contours qui délimitent l’espace du blanc dans ces innombrables rectangles de format 15 x 10,5 cm qu’il réalisera jusqu’en 2009.
Cette exposition est l’occasion pour nous de voir l’importance accordée par Alain Tirouflet à l’espace plastique de chaque œuvre et la manière dont il organise celui-ci à l’intérieur des dimensions du dessin. La géométrie pure qui se déploie dans les façades montre la réponse des axes et des angles aux injonctions du cadre, pendant que le vide lui-même est contraint de se plier aux exigences du format. L’atmosphère n’existe pas dans ces dessins proches de l’épure, et c’est avec la série des pommes que la géométrie s’adoucit, mais reste toujours présente dans l’écart qui sépare les volumes de l’immense étroitesse qui les tient enfermées dans le papier. Les crayons de couleur montrent un espace dans lequel les pommes sont tissées avec de la lumière, elles sont des fruits, mais l’espace est également un fruit qui les entoure, et la table reste très attentive à ne pas dépasser les bornes du papier. C’est dans les paysages que le travail de Tirouflet sur la couleur trouve son aboutissement. Les valeurs de chacune d’entre elles sont si proches qu’elles s’éclairent mutuellement et passent les unes dans les autres avant de devenir le blanc de l’air, le ciel du papier. Les derniers nus sont des architectures de chair dans le rectangle qui les contient. Ce sont ses ultimes façades d’Alain Tirouflet, tracées au crayon de graphite dans un air vide et nu, et ce sont elles qui mettent un terme à l’exigeante patience de ce travail commencé avec les pignons de 1965.
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