La bibliothèque de l'amateur d'art
par Gérard-Georges Lemaire
Aberration de lumière, Gilbert Sorrentino, traduit de l’anglais (Etats-Unis), Actes Sud, 320 p., 22,80 €.
Gilbert Sorrentino, avec Aberration of Sunlight (paru en 1980) a profondément renouvelé le roman américain. Il ne brise pas le fil rouge qui va de Theodore Dreiser à Wolfe, de John Dos Passos à Jack Kerouac en passant par Steinbeck, même jusqu’à Norman Mailer et Philip Roth, avec la Pastorale américaine et le Complot contre l’Amérique, qui fait de l’histoire des Etats-Unis une épopée, d’abord pleine de grandeur et ensuite moins noble et même contestable. Mais c’est toujours la vision de cette nouvelle entité un sujet d’étude où c’est toujours le devenir des peuples qui la composent, de leur volonté de construire un pays moderne et riche, qui se trouve au centre de l’intrigue. Sorrentino vit cette affaire d’une manière presque paradoxale. Il situe l’action en 1939, une année où l’Amérique est en paix et bien résolue à le rester, où elle sort bien du mal de la Grande Dépression, où Roosevelt s’acharne à faire réussir son New Deal. Ce n’est pas une date indifférente car l’Europe, elle entre dans la tragédie de la guerre. Nous nous retrouvons dans l’Amérique profonde, dans une petite ville que nous ne saurions bien situer sur une carte. C’est tout à fait l’antithèse de William Faulkner qui tient à circonscrire ses fictions dans un territoire précis du Sud qui vit encore les blessures de son échec et des effets de la guerre de Sécession. C’est une ville ordinaire et les personnages que nous croisons au fil de la lecture sont bien ordinaires en apparence. Peu à peu on le découvre et, avec eux, on découvre, ce qui les lie et ce qui se joue entre eux. Le centre de ce roman est la relation entre la jeune et belle Mary et de son amoureux, Tom Thebus. Mais ce n’est pas leur attirance mutuelle qui compte le plus, mais ce qu’elle entraîne. Le père de Mary, John McGrath, la couve avec une jalousie malsaine et ambiguë. Et puis se révèle l’esprit qui domine la communauté irlandaise, qui est dominante dans ce recoin du New Jersey. Le roman familial qui petit à petit s’échafaude, se complexifie et se ramifie devient la métaphore de cet univers. De plus, les choses sont encore compliquées par le divorce de Mary, la solitude de son fils, en quête d’un père absent. Dans ce microcosme étouffant, ces personnages sont en quête d’une liberté qui est résolument hors de portée. Il ne tente même pas de se révolter, mais essaye quand même de poursuivre leur dessein vaille que vaille, toujours entravés, toujours pris dans une nasse familiale, sociale, morale et religieuse. C’est magnifiquement écrit et composé, c’est intense et aussi conçu avec une véritable modernité sans « casser » la structure narrative. C’est donc un ouvrage qui se soustrait au passé du roman américain et qui, à sa manière, le prolonge. C’est passionnant et riche. Les Etats-Unis ne nous avaient pas offert une si belle œuvre depuis un certain temps.
Cellulairement, suivi de Mes prisons, Paul Verlaine, édition de Pierre Brunnel, « Poésie », Gallimard/musée des lettres et manuscrits, 392 p., 9,90 €.
L’acquisition par l’Etat du manuscrit de Cellulairement de Paul Verlaine et son exposition cette année au musée des Lettres et Manuscrits ont été deux étapes importantes pour la meilleure connaissance de l’œuvre de Paul Verlaine, la dernière étant la présente publication du fac-similé de ce texte écrit entre son incarcération à Bruxelles et son retour à la case prison à Mons, ce qui correspond à quasiment deux années de sa vie, entre 1873 et le début de1875. L’écrivain enfantine, un peu scolaire de Verlaine, a quelque chose d’émouvant et de pathétique. Mais les poèmes eux, sont parfois d’une drôlerie irrésistible même si le thème est plutôt triste. Dans le premier d’entre eux ont peu lire ce quatrain : « Dame souris trotte,/Noire dans le gris du soir,/ Dame souris trotte,/Grise dans le noir. » Et on n epeut pas ne pas être saisi par le Crimen amoris, qui est une forme d’auto flagellation. Le témoignage de Mes prisons reste un document saisissant non seulement sur ce qu’ila partagé avec Rimbaud, mais aussi sur ce qu’était la vie carcérale à l’époque. Le remarquable dossier et les notes nous donnent les moyens de bien suivre l’histoire du poète qui s’était maudit lui-même .
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