La bibliothèque de l'amateur d'art
par Gérard-Georges Lemaire
Œuvres, George Steiner, édition de Pierre Emmanuel Dauzat, « Quarto », 1216 p., 25 €.
Je ne saurais trop le répéter : George Steiner (né à Paris en 1929, d’origine viennoise - son père avait compris le danger que représentait le nazisme et pensait néanmoins que les Juifs étaient en danger partout) figure parmi les plus brillants esprits de notre époque. Il a grandi en apprenant trois langues maternelles -, l’allemand, le français et l’anglais. Sa mère était polyglotte. A six ans, il lit l’Iliade en grec ancien. Il a fait ses études au lycée Janson-de-Sailly. Quand la guerre est aux portes de la capitale française, sa famille part pour New York. Il est l’un deux « survivants » parmi les élèves juifs du lycée. Cela va le hanter toute son existence. Il étudie alors la littérature à l’université de Chicago, mais aussi les sciences (mathématiques et physiques). Il finit ses études à Harvard et obtient une bourse pour aller à Oxford, où il soutient sa thèse. Ses premiers travaux, il les consacre à la tragédie et à Shakespeare. Son premier livre, La Mort de la tragédie est refusé par tous les éditeurs. Il ne paraîtra d’ailleurs qu’en 1961. Mais le champ de sa réflexion s’étend à différents domaines aux grands maîtres de la littérature, comme Dostoïevski et Tolstoï, à la philosophe (il écrit une étude sur Martin Heidegger), au théâtre, qui reste sa passion (comme le prouvent les Antigones, qui se trouvent dans ce recueil). Mais c’est d’abord la traduction qui se révèle son centre d’intérêt privilégié : Après Babel : une poétique du dire et de la traduction, paru en anglais en 1975). Le mythe de la tour de Babel est pour lui la voie royale pour s’interroger sur la nature et les développements de la culture, le Château de Barbe-bleue (1973) a été la première pierre de cette quête qui se traduit par la rédaction de plusieurs ouvrages comme Grammaire de la création, Une certaine idée de l’Europe, ou Extra-territorialité. Il a également une œuvre romanesque, qui est marquée par The Portable to San Cristobal of A. H., publié en 1981 (traduit en français : le Transport de A. H.) où il narre un moment de la vie d’un Juif, Emmanuel Lieber, qui pourchasse les nazis en Amérique latine et retrouve Hitler dans la jungle, ou encore A cinq heures de l’après-midi. Une bonne partie de sa littérature savante est traversée par l’idée que l’Holocauste a bien entendu métamorphosé l’histoire du monde, mais d’abord a changé radicalement la relation des Juifs avec leur religion. Athée convaincu, incurable, Steiner, étudie cependant la Torah avec application et sagacité. Mais il tient à rester un Juif « par raccroc », un Juif qui n’appartient plus vraiment à sa communauté sinon par quelques fils culturels ou même historiques. Malgré cette posture très claire, il a toujours porté le fardeau de ces six millions de morts et ne cesse de penser à eux, se considérant comme un enfant qui a échappé de justesse à ce destin grâce à la clairvoyance de ses parents. Dans ce gros volume préparé avec soin par Pierre-Emmanuel Dauzat dans la collection « Quarto », ce dernier n’a pas choisi les textes les plus connus de l’auteur. Presque tous les textes qu’il a rassemblés sont peu connus et ont parfois été édités dans notre pays par de petits éditeurs. Et il a décidé de reprendre trois textes parus l’un dans une revue, l’autre chez un éditeur confidentiel et seul le dernier est la reprise d’un très beau passage du Transport d’A. H. Ce quatrième chapitre de son premier roman est une longue et poignante litanie. Le héros du livre (un double de Steiner, de toute évidence) écrit et récite une sorte de Kaddish qui ne s’adresse qu’aux victimes de cet épouvantable massacre - un massacre systématique et industriel (ce n’est pas fortuit si Steiner a dédicacé un de ses ouvrages à Raoul Hilberg, l’historien qui a écrit l’énorme et incontournable somme qu’est la Destruction des Juifs d’Europe).
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