La bibliothèque de l'amateur d'art
par Gérard-Georges Lemaire
Singer, Cahiers de L’Herne, 224 p., 39 €.
Drôle d’homme ! Issaac Bashevis Singer (né à Lacevin, Pologne, en 1902, décédé à Miami en 1999) a pris très tôt une décision radicale et profonde, qui pourrait sembler très étrange et qui l’est en vérité : celle d’écrire exclusivement en yiddish. Fils de rabbin, profondément croyant, il écrit ses premières nouvelles en hébreu. Puis il n’écrit plus que dans sa langue maternelle. S’exilant aux Etats-Unis, avec son frère, lui-même écrivain, il n’a aucunement l’idée de changer sa ligne de conduite littéraire. Sans doute la guerre et la Shoah, qui fait quasiment disparaître tous ses lecteurs potentiels, l’utilisation du yiglish (un mélange savoureux d’anglais et de yiddish) dans sa patrie d’adoption, ne fait que renforcer sa décision. C’était comme si Claude Simon avait écrit toute son œuvre en latin ! Mais son obstination et son courage lui ont permis de recevoir le prix Nobel.
Dans le très riche et très passionnant Cahier de l’Herne qui vient de lui être consacré, Claudio Magris est l’auteur d’un article très fouillé où il explique la spécificité du yiddish, mais aussi de sa dimension métaphorique : « C’est sans doute déjà la mort de la possibilité de raconter des histoires exemplaires et de transmettre l’expérience ; la sagesse épique du narrateur, voix chorale qui, parlant au nom du groupe, est capable d’impartir leçons et conseils, a laissé place, dit Walter Benjamin, au soliloque du romancier déraciné,, conscient que la totalité du monde est brisé, que le détail détaché de l’ensemble ne laisse pas transparaître le souffle et la loi de l’universel. » L’écrivain a souvent du s’expliquer sur ce choix qui peut sembler incongru. Dans « Un harem de traductrices », il veut répondre « à la yiddish », « c’est-à-dire qu’à une question, je répondrai par une autre question : et pourquoi m’écrirais-je pas en yiddish ? Serais-je capable de mieux m’exprimer en turc, en chinois ou en birman ? Comment dit-on en birman hak nischt kein tschainik ? Cela signifie, à la lettre, « ne battez pas la théière ». » Il ajoute qu’il ne serait, en anglais par exemple, qu’un traducteur. Il insiste sur le fait que certains mots ont un sens différents dans toutes les langues et il prend pour exemple shlemiel, un malheureux, schlimazel, un mendiant à fossettes, un schnorrer « à la puissance huit », un schelpper « par la grâce de la Terre Sainte », bref, toutes une déclinaison de sens qui ne peut être que dans cette langue précise.
La ferme intransigeance de Singer peut se comprendre dans la sphère de sa quêtee littéraire car le monde dont il est le dépositaire dans ses romans, ses nouvelles, ses fables, sa réécriture du Golem (devenu un genre en soi !) a été rayé de la carte du monde. Il le dit très bien dans cette déclaration : « Même si être obscur est aujourd’hui à la mode, pour ce qui est du fond comme de la forme, être clair a toujours été mon ambition. Cela est d’autant plus important que je mets en scène des personnages uniques dans des circonstances uniques, des hommes et des femmes qui demeurent une énigme pour le monde - et souvent pour eux-mêmes -, les Juifs d’Europe centrale et plus particulièrement les Juifs parlant yiddish... » Et de conclure qu’ils sont « tous vivants », car il croit que la fiction a le pouvoir de ressusciter les morts. Ce qui n’est pas tout a fait faux.
L’humanité profonde, l’humour omniprésent, doux et amer à la fois, l’ouverture d’esprit dont il témoigne avec Yentl, l’histoire de cette jeune fille qui veut devenir rabbin (Barbara Streisand en a tiré un film émouvant en 1983), dans le Magicien de Lublin (1960) aussi, avec la figure excentrique de Yasha Mazur, mis à l’écart de sa communauté mais sut s’y inventer une place, mais surtout le désir de faire revivre cet univers dont il est le fruit et qu’il veut à tout prix reconstitué dans son amplitude, sa diversité, sa richesse sans fond.
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