Affronter la réalité de la Shoah, on ne le peut... Par le poème ? « Il ne peut y avoir de poésie après Auschwitz », écrivait Adorno, suggérant ainsi qu'en face de l'anéantissement industriel de millions d'êtres humains, l'idéalisation poétique et ses traditions devenaient inadéquates, obsolètes. Mais alors qu'en serait-il de l'humour ? Éric Feldman, dont les parents furent des « enfants cachés », miraculeux survivants de ce génocide effroyable, tente avec un spectacle en solo, dans la mise en scène d'Olivier Veillon, On ne jouait pas à la pétanque dans le ghetto de Varsovie (jusqu'au 22 décembre au Théâtre du Rond-Point) d'effleurer les traumatismes laissés sur deux générations au moins par l'Holocauste. Ses moyens ? D'abord les digressions, pour avancer en crabe, c'est-à-dire latéralement, vers l'innommable. Mais ses détours, anecdotiques et parfois drôles, gardent un lien plus ou moins latent avec son sujet. C'est pourquoi, dans ce stand-up théâtral, avant de bifurquer il s'arrête souvent, nous laisse en suspens de sens... Ensuite, Éric Feldman a amplement recours à la psychanalyse, tant au niveau de l'abord du traumatisme, de ses propres symptômes névrotiques supposés (n'est-ce pas de l'autofiction ?) que du rapport au langage (séquence typique sur la façon dont certains prononcent le nom « Auschwitz ») ou bien à la famille. Enfin, comme on pouvait s'y attendre, l'auteur et interprète évolue dans le sillage de la culture ashkenaze, de la tradition yiddish (chanson finale dans cette langue) qui s'entend si bien à pratiquer l'humour noir et le désespoir joyeux, à la façon d'Isaac Bashevis Singer, un auteur de référence pour Éric Feldman. Alors oui bravo, on s'est approché de la monstruosité avec les précautions requises, et l'on a subrepticement croisé au passage les pulsions de vie et de mort qui se disputent en nous... Mais un sentiment de « déjà vu-entendu » gâche quelque peu cet essai théâtral.
Sous la peau délicatement parfumée, la chair, les tripes, les os... La mort. L'épiderme survalorisé, incarnation des apparences, nous permet-il de mieux supporter la cruauté de notre destin biologique ? En tous cas, par l'industrie florissante de la cosmétique, la « société du spectacle » consumériste impose ses permanentes injonctions en matière d'image de soi. Mais alors « qui se préoccupe des corps âgés, malades, traumatisés, gros, multiples, hybrides ou précaires échouant à répondre aux codes de la beauté normative ? » : à cette question tentent de répondre à la fois le spectacle écrit et conçu par Sigrid Carré-Lecoindre et mis en scène par Margaux Eskenazi, Si Vénus avait su, et le métier de socio-esthéticienne, méconnu voire invisibilisé, métier auquel nos deux auteures rendent un vibrant hommage (c'est jusqu'au 30 décembre au Théâtre de Belleville). Car si, par-delà l'imagerie publicitaire idéalisée, il nous faut bien affronter les altérations de la maladie, la décrêpitude du grand âge, les mutilations du cancer, etc., d'un autre côté nous avons tous besoin de cette fine pellicule d'apparences, et de nous rassurer sur notre image corporelle, de nous sentir exister par un rassurant contact sur la peau. Interprété par deux comédiens virevoltant (Martin Jaspar ou Laurent Deve et Dana Fiaque) jouant tous les rôles, le spectacle est largement nourri d'enquêtes et de témoignages. Courageux, il pointe ces forces aveugles qui nient les fragilités du corps (du management néolibéral à la pression du « look »), et didactique, il nous renseigne sur des activités à haute charge dramatique (socio-esthétique, thanatopraxie), mais sa mise en scène, en forme de cabaret réjouissant ou d'émissions télé grand public, peut poser problème. Car on ne passe pas toujours avec aisance de ces contenus anxiogènes à de telles échappées divertissantes...
Affronter le douloureux délitement d'une amitié... Lomane et Mélodie étaient pourtant les meilleures amies du monde, mais voilà qu'elles ont décidé de mettre un terme à leur colocation et vraisemblablement à leur amitié. Sur le plateau vide, juste des marques au sol et deux portes à roulettes pour figurer un appartement nu, qu'une dernière fois les deux jeunes filles parcourent, évoquant cette amitié qui, en même temps qu'objets et meubles, a déménagé. La pièce Murmures de Padrig Vion (c'était jusqu'au 14 décembre au Théâtre ouvert), mise en scène par lui-même, derrière le vif crépitement de ses dialogues, montre en filigrane la pulvérisation progressive et inéluctable de cette cristallisation - non pas amoureuse mais amicale - par laquelle l'autre, la relation privilégiée, un avenir commun se trouvaient d'autant plus idéalisés que l'amour avec des hommes passait, lui, au second plan. Mais les différences de classe, sans doute, d'investissement affectif et de rapport au monde, naguère submergées par le flux affectif et tous les rêves qu'il charriait, peu à peu émergent comme des masses grises, pareilles au quotidien morne... Comment renouer ensuite avec le cours de sa vie sans cette affection stimulante, cette sororité ? Sur un thème insuffisamment abordé, Padrig Vion propose des analyses lucides, ancrées dans notre époque, et la jeune génération s'y retrouvera sans doute. Les deux comédiennes, Mélodie Adda et Lomane de Dietrich, qui ont servi de premiers modèles à l'auteur, étonnantes de vivacité et de vérité, méritent tous les éloges. On regrette le flux torrentiel des paroles qui se recouvrent trop vite les unes les autres.
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