Lexposition baptisée LEnvolée lyrique qui est présentée au musée du Luxembourg a le mérite non seulement dexhumer un moment généralement oublié ou sinon méprisé de notre récente histoire de lart, mais aussi de comprendre pour quelles raisons lart français a perdu sa prédominance incontestée dans le monde après la Seconde guerre mondiale. New York ne va pas tarder à lui ravir cette position enviée une position qui sest solidement ancrée au cours du XVIIIe siècle dabord par la création de lAcadémie royale de peinture et de sculpture et, peu après, par la linstitution de lExposition dans le « Salon carré » du Louvre, première manifestation artistique ouverte au publique et, enfin, par lémergence de la critique dart qui prend laspect dun nouveau genre littéraire. Bientôt la France va voir apparaître des courants artistiques majeurs et des personnalités ayant une influence considérable sur toute lEurope. Cette tendance est renforcée par lafflux à Paris de nombreux artistes étrangers contribuant à ce rayonnement international. Le fait le plus troublant est que laffirmation de New York comme nouvelle capitale du microcosme de lart a lieu alors que les fondements esthétiques de la peinture dalors étaient globalement à peu près les mêmes que ceux qui ont cours à Paris : elle est liée à lessor dun art abstrait non géométrique quon ne tarde pas à qualifier dExpressionnisme abstrait. Cette manifestation fournit loccasion rêvée de méditer sur cette situation plutôt singulière.
Pierre Descargues, dans un remarquable essai écrit pour le catalogue (Éditions Skira) analyse avec clarté et beaucoup de pertinence les conditions qui ont nui aux artistes français de cette période. A commencer par le terme flou dÉcole de Paris, qui nétait pas très parlant. En outre, Descargues souligne lindividualisme qui a caractérisé tous ces créateurs et même leur désunion. Sans doute ont-ils tenu à cultiver leur différence et se sont-ils méfié de tout amalgame. Les qualificatifs qui ont été avancés par les critiques, de labstraction lyrique à linformel (sans parler du tachisme et de terminologies tendant à regrouper des cercles plus restreints dartistes), nont pas contribué à éclairer une volonté commune de transformer les principes de la peinture et de sa relation au monde. Cette cacophonie qui a été somme toute un peu cultivée par les acteurs de cette petite révolution esthétique sest accompagnée dune ignorance assez complète de ce qui était en train de se passer dans une direction similaire dans des pays voisins (par exemple, on ne sest guère soucié de ce que faisaient Giulio Turcato, Emilio Vedova, Lucio Fontana, Alberto Burri et bien dautres en Italie) et encore moins de lautre côté de lAtlantique (si ma mémoire ne me trahit pas, la première exposition de Jackson Pollock eut lieu dans notre capitale en 1948 et na eu que très peu déchos). Enfin, il faut ajouter un facteur important qui a pu engendrer une illusion tragique : Paris est demeuré une place forte pour la philosophie (lexistentialisme bien sûr, mais aussi la phénoménologie) et pour la littérature avec ses anciennes gloires (Gide, Colette, Cocteau, etc) et avec ses nouveaux venus (Sartre encore, Camus, et peu après les conjurés du Nouveau Roman, Samuel Beckett, Jean Genêt). Et les monstres sacrés de lart (Picasso, Matisse, Braque, Chagall) venaient compléter ce tableau séduisant.
Dans une telle perspective, que nous enseigne cette exposition ? Tout dabord, elle donne aussitôt le sentiment dune multiplication dexpériences parallèles ou parfois divergentes. En somme, dune dispersion. Cela nest dailleurs pas gênant en soi, mais ne facilite pas la définition dun tableau densemble. Les deux dates de référence choisies ici (1947, celle du commencement) et 1955 ou 1956 (correspondant à une consolidation de ce que ces recherches pouvaient porter de novateur et de révélateur) pour construire le parcours sont judicieuses. Elles rendent bien compte de cette nouvelle culture artistique et autant de sa richesse que de sa polysémie, mais elles ne peuvent pas mettre en valeur le décalage temporel qui a été nécessaire pour que les spéculations plastiques de Pierre Soulages, de Jean Degottex, de Simon Hantaï, de Martin Barré, chacun dans un domaine bien différent, ont pu apporter de profondément transgressif dans le langage plastique de la deuxième moitié du XXe siècle. Elle a aussi le mérite de nous initier à ces expériences singulières (on songe aussi bien à Jean Fautrier quà Atlan, Camille Bryen, Michaux, Bram van de Velde ou Tal-Coat) qui ont si peu de choses à partager. Les uns visent une reconstruction de lespace par des plans et des lignes colorées, les autres, un langage de signes sapparentant à lécriture. Ce nest que lorsquon observe les uvres de Jean Maneissier, de Maurice Estève, de Gérard Schneider, dAlfred Messagier et de Roger Bissière quon peut imaginer la fondation dune véritable école. Mais comment classer les toiles dOlivier Debré, de Serge Poliakoff ou de Zao Wou-ki ?
La richesse des propositions plastiques présentées ici est flagrante. En leur temps, elles nont eu quasiment aucun écho à létranger. Cest là que se situe la véritable ligne de partage avec lart américain : les critiques, les collectionneurs, les marchands de tableaux et les musées se sont vite mobilisés pour le défendre, le faire connaître et le valoriser. La vision révolutionnaire de lart que cet art véhiculait sest rapidement imposée en Europe. Et les artistes ont eu les moyens de développer leurs intuitions. Lart français est demeuré, à peu dexceptions près, hexagonal. Cette belle anthologie de labstraction françaises est en même temps lhistoire dune catastrophe annoncée. Certains de ces peintres ont ensuite été révélés au monde. Cest le cas du poète Henri Michaux dont les encres figurent dans les plus grands musées du monde et cest également le cas de Zao Wou-ki reconnu et adulé en Chine. Mais beaucoup dautres mériteraient de sortir du purgatoire où ils ont été plongés. LEnvolée lyrique devrait largement y contribuer. |