Conditionner le goût, régenter l'art et brider les imaginaires : voilà un indicateur fiable, le signe avéré des régimes totalitaires, pour lesquels la totalité des activités sociales se voit contrôlée et soumise par l'écrasant pouvoir en place. Bien sûr toute idéologie dominante tend à se répandre dans l'entièreté du corps social... Mais cette diffusion latente, furtive laisse toujours la place à des alternatives, des écarts, des marges, et elle n'est jamais accompagnée de répression violente. Aussi pouvons-nous bien sûr nous réjouir de ne pas endurer un régime totalitaire, tout en restant sans cesse vigilants sur les dérives en matière de « goût imposé » qui se manifestent dans des régimes a priori non totalitaires. Par exemple ne voit-on pas un Donald Trump signer un décret visant à imposer une architecture « traditionnelle, régionale et classique » aux futurs bâtiments publics, bloquant ainsi une créativité architecturale pourtant foisonnante ? Ou ne voit-on pas, pire encore, des théocraties au Moyen-Orient réprimer toute expression artistique ?... Jusqu'au 25 mai au Musée Picasso, l'exposition L'art « dégénéré » : le procès de l'art moderne sous le nazisme ne vient pas seulement nous rappeler l'offensive violente et méthodique du régime nazi contre l'art moderne (dont Picasso était un représentant emblématique), elle nous montre comment s'est peu à peu construite la justification de cette purge à partir d'une Weltanschauung (une représentation du monde) où les notions confuses de « dégénérescence », de pureté/impureté, de « décadence » prennent toute leur place.
Cette passionnante exposition, dont le commissariat a été assuré par Johan Popelard et François Dareau, responsables au Musée Picasso, traite d'une autre... exposition : celle qui fut organisée en 1937 à Munich, Entartete Kunst (art dégénéré), exhibant plus de 700 oeuvres entassées, lesquelles représentaient, de l'expressionnisme à l'art abstrait en passant par le dadaïsme et la Nouvelle Objectivité, les multiples courants de l'art moderne et les florissantes avant-gardes artistiques de l'époque. Susciter ainsi collectivement le rejet, le dégoût sur le plan des représentations, pour ensuite préparer les Allemands à des ostracismes brutaux au niveau des personnes : les Juifs, les malades mentaux, les bolcheviques, les démocrates, les libéraux, etc. dont ces oeuvres d'art constitueraient une expression menaçante et décadente. Van Gogh, Picasso, Chagall, Dix, Nolde, Kirchner, Beckmann, Klee, Kandinsky, etc., tous les artistes qui s'écartaient d'une figuration platement réaliste, facile à instrumentaliser pour la propagande et l'enrégimentement, se retrouvaient en vrac jetées dans la supposée poubelle méphitique de cette exposition... Mais ces condamnations fatales ne tombèrent pas du ciel et, tout comme l'antisémitisme sévissait depuis longtemps déjà en Allemagne (le pangermanisme également), la curieuse notion d'« art dégénéré » s'est lentement échafaudée à partir d'élucubrations anciennes : sur la « décadence », ce destin des civilisations « vieillissantes » (une métaphore organiciste qui sociologiquement ne signifie rien), sur la « dégénérescence » (un terme faisant référence à la biologie et impliquant une forme de dénaturation), et sur les races humaines, leur pureté, leur hiérarchie, leur désastreux mélange. Ainsi la décadence et la dégénérescence, mortelles, seraient issues du métissage, du mélange des sangs... La première salle introduit ces notions délirantes qui, hélas, résonnent toujours à nos oreilles (par exemple le « suprémacisme blanc » aux Etats-Unis). La deuxième salle se focalise sur l'effroyable exposition Entartete Kunst qui reçut deux millions de visiteurs pendant quatre mois, puis circula en Allemagne et en Autriche les quatre années suivantes. Des peintures expressionnistes majeures sont (et furent) à cette occasion proposées aux visiteurs. La troisième salle propose une archéologie du concept de dégénérescence, tout en montrant des oeuvres assez variées pour laisser entrevoir, a contrario, les bornages de ce que devait être l'art officiel... La quatrième salle s'attarde sur les liens entre race et pureté dans l'idéologie nazie, qui s'en prend bien entendu violemment aux artistes juifs, mais aussi à l'intérêt de maints artistes de la modernité pour l'art africain et océanien. La dernière salle montre l'absolue catastrophe que représenta cette purge des musées allemands : plus de 20000 oeuvres retirées en quelques mois d'une centaine de musées allemands, des vagues de confiscations, des pièces majeures détruites, égarées, des renvois de directeurs de musée et d'enseignants... Quelques citations bouleversantes laissent imaginer quels furent le désespoir et la désolation d'artistes condamnés ainsi par la dictature d'un peintre raté, Hitler, puis par l'adhésion à la fois débile et fanatique du peuple de Kant, Friedrich et Goethe. « Le jeu était terminé (...) On m'appelait « artiste dégénéré », « l'effroi du citoyen », « corrupteur de la jeunesse », « fleur de pénitencier » », écrit Oskar Kokoschka, la mort dans l'âme.
S'il est une leçon à tirer de cette exposition, serait-elle de se rassurer à bon compte en réduisant le nazisme, son rapport à l'art, à une monstruosité exceptionnelle, isolée, ou plutôt d'appréhender comment certaines catégories mentales, un rapport illimité à la domination et l'« hybris » technicienne (cf. Le monde nazi de Chapoutot, Ingrao et Patin, Éd. Taillandier) peuvent toujours, en des circonstances favorables, produire ces égarements collectifs ?
N-B = La chronique est momentanément interrompue, juste la semaine prochaine.
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