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Des
perspectives inattendues sur l’œuvre, par Régine Cuzin [1]
et Myriam Dao [2]
Myriam Dao
Qu’est-ce
qui se joue entre les allées de containers rectilignes et l’architecture
de la Nef ? Le dialogue ne s’établit pas seulement par un
rapport d’échelle, si gigantesque soit-il. Ici, on cherche vainement
quelle relation spatiale, quel écho les arêtes métalliques orthogonales
de l’installation pourraient bien générer avec les courbes du
bâtiment du Grand Palais. Les pièces paraissent tristement rapportées.
Même si le squelette du serpent joue de sa ressemblance avec la
structure de la Nef, cela paraît presque anecdotique tant la présence
des containers est écrasante. Mais suffit-il d’amonceler des pièces
géantes sur des grandes hauteurs pour produire une œuvre à l’échelle
du lieu ? Seul le bicorne, de par son positionnement, à la fois
à la croisée des transepts, et au cœur du dispositif de l’artiste,
constitue un point névralgique en résonance avec
l'architecture. Sous le dôme, lui-même surplombé par le drapeau
français, ce bicorne livrerait-il la clé de lecture de l’ensemble
?
Régine
Cuzin
Si ton œil d’architecte te permet cette première lecture, pour
ma part, sans connaître le contenu de Manifesta 2016 avant de
franchir le seuil du Grand Palais, c’est une toute autre histoire
qui m’a été offerte. En effet, loin des préoccupations de Huang
Yong Ping, j’ai d’emblée eu une autre lecture de cette installation,
car une histoire personnelle, imbriquée dans une histoire
universelle, m’a été remémorée : celle de l’esclavage,
à la fois par la présence des containers et par le bicorne de
Napoléon. De plus, l’ouverture de Monumenta au public, était le
10 mai, qui marque, depuis 2006, la journée nationale des mémoires
de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions. La loi Taubira,
adoptée par le Parlement le 10 mai 2001, qui reconnaît la traite
et l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, est à l’origine
de cette date commémorative.
Myriam Dao
Hormis à travers la figure de Napoléon, l’humain est absent de
l’installation. La lecture de l'œuvre de Huang Yong Ping, Empires
– l’artiste précise que l’on peut mettre le titre au singulier
ou au pluriel –, est peut-être alors à trouver dans l'histoire
des empires coloniaux, et de la traite ? À l’origine du capitalisme,
il y a le commerce des hommes « l'Homme-monnaie »
que décrit Achille Mbembe dans sa Critique de la raison nègre[3]
. Un objet de transaction dans un système triangulaire. Que vient
donc faire Napoléon dans cette galère ?
Régine Cuzin
En l’espèce, je trouve tout à fait pertinent l’emploi du mot «
galère », pour son sens étymologique et comme expression de langage,
car Napoléon Bonaparte – peu de gens le savent –, a rétabli
l’esclavage, en 1802[4]. La première
abolition de l’esclavage avait été décrétée par la Convention
nationale, le 16 Pluviôse An II (4 février 1794). Pour en commémorer
le bicentenaire, en 1994, j’ai créé à la Saline royale d’Arc-et-Senans
(à quelques kilomètres du fort de Joux ou mourut le général haïtien
Toussaint-Louverture) l’exposition « La Route de
l’art sur la Route de l’esclave », rassemblant des
artistes africains, caribéens et français. Début 2000, cette exposition
transitait dans un container, sur un navire de la CMA-CGM, de
Cayenne en Guyane à La Havane à Cuba. À cause d’une erreur d’arrimage
des aconiers brésiliens à l’escale de Bélem, puis d’une tempête,
le container a sombré dans l’océan Atlantique, dans l’embouchure
de l’Amazone, en face du golfe de Guinée, et avec lui, toutes
les œuvres des artistes. Les œuvres de l’exposition « La
Route de l’art sur la Route de l’esclave » ont donc disparu,
elles aussi, sur la « Route de l’esclave », car c’est précisément
du golfe de Guinée que partaient un grand nombre de bateaux négriers.
Donc, dès l’entrée du Grand Palais, les containers de Monumenta
ont résonné puissamment pour moi. D’abord en tant qu’ « objets »,
imposants, de l’installation puis symboliquement, lorsque j’ai
vu le nom d’un des principaux partenaires du projet, la compagnie
française CMA-CGM – leader du transport maritime mondial
–, inscrit sur ces containers.(...)
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