C’est
un étrange tableau que nous dépeint
l’historiographie du paysage des années
1980. Plus encore si l’on s’attache à y
contempler les sentiers, par trop battus, de
la Citation. Des sentiers qui se donnent comme
impasse à celui que dévore, encore,
le désir peinture. Car, si l’on
considère la lecture établie par
l’Histoire de l’art de la question
de la « citation » dans les années
1980, et la façon dont une majorité de
ces ouvrages de synthèse tendent à cristalliser
certains éléments mis en place
dès l’amorce du débat critique,
que nous dit-on ? Que la fin des années
1970, marquée par une situation de crise
des idéologies collectives, cette fin
des « grands récits » dont
fait état Jean François Lyotard,
témoigne du dépassement du récit
des avantgardes et de ces dogmes. Que cette situation
de crise engendre l’émergence d’un
type spécifique de « citation ».
Emergence de ce que d’aucuns nomment le « retour à la
figuration ». Une peinture qui s’inscrit
dans la spécificité et l’histoire
de son médium mais qui tend, dit-on, à une
forme aliénante de « citation ».
D’une part, à travers des démarches
qui témoignent de la résurgence
du mythe et d’une identité nationale
mais qui semblent nier les acquis de la modernité,
se réduisant donc à une forme de
passéisme. D’autre part, à travers
l’affirmation d’une création
dite postmoderne qui prétend dépasser
le récit des avantgardes, celle-ci définissant
donc la citation comme spécificité postmoderne
venant après une modernité dite
de « rupture », mais qui se réduit
en fait, abandonnant toute posture expérimentale, à une
manipulation indifférenciée de
formes vides de sens, ne faisant qu’aduler
cette histoire des avant-gardes qu’elle
prétend dépasser et étant,
de surcroît, régie par les lois
du marché. Sont tour à tour rattachés à ces
formes aliénantes de « citation » les
représentants de la peinture italienne,
depuis les anachronistes aux artistes de la Transavantgarde,
mais également de la peinture américaine,
depuis la Pattern à la Bad Painting, ainsi
que les artistes affiliés au néo-expressionnisme
allemand, dits Nouveaux Fauves. Quant à la
peinture française, il semble qu’elle
soit également rattachée à ce
type de recours aliénant à la tradition,
forme de passéisme ou de nivellement esthétique
soumis aux critères du marché.
Qu’il s’agisse de la nouvelle génération
lorsqu’elle est représentée
par les concepts réducteurs de Figuration
Libre ou de peinture cultivée, ceux-ci étant
plus ou moins rapprochés de la Bad Painting
ou de la peinture cultivée italienne,
mais également des peintres ayant participé au
Nouveau réalisme ou à Support Surface
autour desquels se pose la question du « retour
des avant-gardes ». Un « retour » au
métier et au musée qui est bien
souvent la cible de commentaires critiques, ainsi
de l’oeuvre de Martial Raysse ou de Vincent
Bioulès dont on évoque parfois
une forme d’imagerie passéiste fondée
sur un spontanéisme naïf.
Emergence, parallèlement à ces
formes d’art traditionnelles, d’une
création postmoderne « hybride »,
celle-ci ne se limitant pas à la peinture,
qui ne prétend pas rompre avec l’histoire
des avant-gardes et revendique une filiation
avec l’art des années 1960-1970,
du pop à l’art conceptuel. D’une
part, à travers l’affirmation d’une
création dite néopop, celle-ci
se situant dans l’héritage du pop
art et d’une réflexion sur la réduction
de l’oeuvre au statut d’art-objet,
qui abandonne toute posture critique et tend à se
soumettre aux critères imposés
par le marché, l’acte de « citation » s’y
réduisant à une forme d’équivalence
généralisée et de détournement
parodique ; depuis les formes détournées
de l’abstraction « néo-géo » jusqu’à la « jolie
marchandise » d’un Jeff Koons, celui-ci
se voulant moins artiste qu’imposteur manipulant
les codes de la consommation de l’art,
pliant sous le poids du marché, donc demeurant
impuissant à créer un contre-monde
esthétique souverain, posé contre
l’ordre du monde. D’autre part, à travers
l’affirmation d’une peinture qui,
certes, ne renie pas sa dimension « critique »,
mais qui, assimilant les problématiques
inhérentes au récit des avant-gardes,
fussent-elles iconoclastes, de Marcel Duchamp à l’abstraction
formaliste et l’art conceptuel, révèle
une même forme de précarité, « minée » par
cet héritage. Sont rattachés à cette
forme de création les représentants
du simulationnisme américain, depuis Mike
Bidlo à Sherrie Levine, dont les « copies » interrogent
la question d’une perte de l’authenticité et
de l’originalité ; le simulationniste,
voué à reproduire, se définissant
donc, tel que le suggérait Thierry De
Duve, moins « artiste » que « symptôme
d’impuissance ». Egalement inscrits
dans cette lignée, les artistes qui mènent
une réflexion autour de l’institution
et de ses codes de fonctionnement, perpétuant
la logique autocritique du modernisme. Depuis
la réflexion, certes « critique »,
menée par Buren sur l’espace de
l’art et le cadre imposé par l’institution,
mais dont l’oeuvre, disparaissant derrière
une théorisation pléthorique, semble
plier sous le poids de principes qui lui sont étrangers,
ainsi de la sociologie ou de la muséologie
; jusqu’à la réflexion sur
l’objet d’art menée par le
peintre Bertrand Lavier, moins peintre cependant
qu’« artiste en tout genre » se
plaisant à rappeler, dans une ironie désabusée,
qu’il n’a jamais mis les pieds dans
un musée. Enfin, certains peintres affiliés
au « retour à la figuration » sont également
rattachés, par une lecture spécifique
des oeuvres, à cette filiation post-duchampienne
et néo-conceptuelle, telle la peinture
citationnelle de Gérard Garouste et Jean
Michel Alberola qui semble vouée à dresser
le constat de son hypothétique et imminente
fin.
Etrange tableau donc. Un tableau dont nous ne
sommes plus sûrs de vouloir continuer à contempler
le paysage qu’il dépeint. Parce
que ce paysage n’offre, pour chemins censés
mener hors des terres dogmatiques et stériles
de l’avant-garde, que des impasses. Parce
que, certes, nous ne cautionnons pas le progressisme
inhérent à ce récit des
avant-gardes. Mais nous ne cautionnons pas plus,
pour autant, cette conception aliénante
de la peinture qui prétend lui succéder.
Une peinture qui tend à nier ce qui fonde
sa force et sa souveraineté, pliant sous
le poids du marché ou «minée » par
le poids d’un héritage qui semble
ne légitimer qu’une forme d’impuissance.
Parce que ce paysage tend à occulter tout
ce qui pourrait pourtant permettre de penser
une alternative à cette conception réductrice
de la notion de « citation ». Si
l’on considère ainsi, par exemple,
la peinture française, celle-ci n’est-elle
pas, par une approche globalisante qui occulte
certaines démarches ou en impose une lecture
partielle, réduite à cette forme
aliénante de « citation »,
là où il serait peut-être
fondamental de l’y arracher ? Car la peinture
française des années 1980 ne mettrait-elle
pas en jeu d’autres problématiques
? N’interrogerait-t-elle pas l’histoire
et la spécificité de son médium
sans pour autant se réduire à une
forme de nivellement esthétique ou de
passéisme ? Ne relèverait-t-elle
pas d’une autre conception de l’acte
créateur et d’un autre type de recours à la
tradition ? Ne se confronterait-t-elle pas à d’autres
modèles? Ne porterait- t-elle pas, s’il
fallait l’inscrire dans une filiation afin
de l’arracher à cette acception
aliénante du concept de « citation »,
l’héritage des profondes mutations,
concernant le rapport aux oeuvres anciennes et
l’acte créateur, inhérentes
aux prémices de la modernité picturale à partir
de laquelle, selon André Malraux, s’ouvre
l’ère de l’Intemporel? Un
concept d’Intemporel qui soulève,
en effet, des problématiques très
différentes de celles inhérentes à l’acception
postmoderne de la notion de citation, ainsi de
la question d’une présence vivante
de l’oeuvre ancienne qui, qu’elle
soit appréhendée « en chair
et en os » ou par la biais de la reproduction,
se refuse à devenir un objet d’art
que l’a vie a quitté et continue,
par métamorphose, de vivre au présent,
mais également de la question d’un
bouleversement dans le rapport aux oeuvres anciennes
par la révélation d’un vaste
musée imaginaire qui englobe le monde
de l’art depuis ses fondements extrême-orientaux
et gréco-romains jusqu’à la
période moderne; saisie d’un monde
de l’art unifié qui, de surcroît,
révèle pleinement le caractère
irréductible de l’ordre de la création
par rapport à celui du réel. Ne
serait-il pas alors nécessaire de se dégager
de la lecture établie, de reconsidérer
les écrits qui s’y sont rattachés
mais également les oeuvres et les propos
d’artistes ainsi que le regard actuel qu’ils
portent sur cette période historique,
afin d’appréhender autrement la
nature et le sens d’un tel recours ?
Concernant, d’une part, la génération
des peintres ayant participé aux tendances émergeantes
dans les années 1960-1970, devons-nous,
en effet, nous satisfaire de cette lecture couramment établie
autour de la question du « retour des avant-gardes » ?
Une lecture qui ne permet de saisir que de manière
très partielle l’évolution
de l’oeuvre de ces peintres, celle-ci étant
bien souvent critiquée, lorsqu’elle
n’est pas littéralement occultée
au profit de la nouvelle génération
? Car une telle lecture partielle ne tend-elle
pas bien souvent à définir le recours à la
tradition comme source d’aliénation
là où il serait pourtant essentiel
de l’appréhender comme moyen d’invention
? Car une telle lecture partielle n’occulte-t-elle
pas les représentants de la nouvelle figuration
qui pourtant continuent, depuis leurs débuts
dans les années 1960, de porter un regard
très libre sur la tradition ? Car l’enjeu
fondamental, concernant la question de la « citation »,
ne serait-il pas, dépassant ainsi l’idée
erronée d’une stricte spécificité des
années 1980 par rapport aux deux décennies
antérieures, de saisir la façon
dont s’affirme une forme d’identité européenne,
celle-ci se fondant sur un rapport à la
tradition fondamentalement différent de
celui inhérent aux modèles américains,
tels le modernisme formaliste et le pop art ?
Une identité dont il faudrait, en effet,
cerner la manière dont elle s’affirme à des
moments différents selon le positionnement
de chaque peintre par rapport au récit
de l’avant-garde et aux modèles
américains, ceux-ci ne jouant bien souvent
qu’un rôle momentané ou superficiel,
et dont elle induit, au regard de ces divers
cheminements, des changements, ou pas, par rapport
aux années 1960-1970. Ne faudrait-il pas,
ainsi, définir la façon dont prend
corps une telle identité à travers
une profonde conscience critique, celle-ci se
faisant un peu héritière quelque
part de la pensée véhiculée
par Walter Benjamin ou de Hannah Arendt, envers
les dangers d’une société de
masse consommant les objets culturels, portant
atteinte à leur nature en les réduisant à « l’état
de pacotille », envers les dangers d’une
culture « détruite pour engendrer
le loisir (1) » et arrachée à la
tradition, celle-ci en constituant pourtant les
fondements essentiels.
Forme de conscience critique envers les dangers
d’une civilisation qui voit s’accroître,
dans toute sa démesure, la pulsion d’auto
anéantissement de l’homme, là où ne
cesse pourtant de grandir son progrès économique
et industriel. Une identité européenne
fondée sur un recours à la tradition
qui véhicule, ainsi par exemple de la
tradition chrétienne dans l’oeuvre
de Ernest Pignon Ernest et Vladimir Velickovic
ou de la mythologie antique dans la peinture
de Valerio Adami et Martial Raysse, une épaisseur
historique et sémantique, une dimension
politique et éthique fondamentales. Une
tradition qui, instrumentalisée, est appréhendée
comme oeuvre vivante, dont le feu ne cesse de
brûler le regard, et agissante, comme force,
au coeur d’un réel projet de civilisation,
d’une reconstruction symbolique du réel
et de l’homme. Une tradition dont la force
participe à la création d’un
contre-monde esthétique qui, irréductible à l’ordre
du réel, puisse renvoyer le spectateur à une
conscience de soi et du monde, révélant
moins le paraître de la société actuelle
que ce qu’elle tend à refouler,
le mal et la mort. Une identité dont il
faudrait tenter de saisir l’écart
essentiel qui la sépare des problématiques
inhérentes à l’acception
postmoderne de la notion de citation telles que
certaines démarches issues du pop art
américain ont pu en poser les fondements.
Des démarches, particulièrement
celles de Andy Warhol, Roy Lichtenstein ou Tom
Wesselmann, autour desquelles se sont, en effet,
posées certaines questions, concernant
le recours à la « citation »,
très différentes des problématiques à l’oeuvre
dans la peinture française. Qu’il
s’agisse, entre autres, du problème
d’une équivalence esthétique
qui tend parfois, en pliant sous le poids de
la société consumériste
et ne conférant au modèle qu’un
rôle secondaire, à confondre culture
et kitsch. Une équivalence qui peut aussi
parfois, par l’assimilation trop littérale
du langage des médias, celle-ci conférant
une même valeur au motif et se situant
moins dans l’ordre du symbolique que dans
celui du « fait d’actualité »,
mener à une forme d’allègement
du sens ; révélant moins, fût-ce
une représentation du tragique, ainsi
des motifs warholiens de la chaise électrique
ou de l’accident de voiture, le refoulé de
la société que ce qu’elle
paraît être, dans sa part spectaculaire
donc, et perdant en cela une part de sa force
symbolique, de son impact sur le spectateur.
Ou qu’il soit question d’une réflexion
trop exclusivement centrée sur le statut
de l’artiste et de l’art à l’ère
de la reproductibilité technique qui tend à se
réduire à une forme d’introspection
de l’art sur l’art aliénante
ou à mettre en jeu une démystification
postduchampienne de l’objet d’art,
forme de nihilisme de la représentation,
celle-ci perdant alors à nouveau une part
de ce qui fonde sa force. De même, ne faudrait-il
pas étudier, de façon plus approfondie,
et en dehors de toute forme de passéisme,
l’évolution des peintres ayant participé,
de prés ou de loin, à Support Surface,
tels Vincent Bioulès, Jean Pierre Pincemin
ou François Rouan, dont l’oeuvre,
fût-elle à ses débuts formellement
très radicale et axée sur une lecture
formaliste de l’Histoire de l’art,
va progressivement se nourrir d’une relation
très complexe à l’histoire
de la tradition européenne ?
Une identité européenne dont il
faudrait mesurer la façon dont elle prend
corps de manière progressive, s’affirmant à des
moments différents selon chaque peintre,
parfois dès le milieu des années
1970, et dont elle soulève des problématiques
irréductibles à celles posées
par le discours sur l’art greenbergien
et les dogmes du modernisme formaliste américain
lorsque, dans ses formes ultimes, dangereusement
arraché de ses référents
au réel et à l’homme, il
tend à une forme de maniérisme
vide de sens. Une identité qui se fonde,
en effet, sur une instrumentalisation de la tradition
par laquelle s’opère, entre autres,
une réintégration du motif dans
la reconstruction d’un espace ambivalent,
celui-ci jouant de l’épaisseur du
plan, d’un va et vient entre planitude
et indication de profondeur, au sein duquel puisse, à nouveau,
se jouer la dimension mythopoétique de
l’art ; les peintres opérant ainsi
un dialogue particulier, d’une part, avec
des formes d’art antérieures à la
Renaissance, depuis l’art extrême-oriental
aux primitifs tels Fouquet ou Uccello, celles-ci
relevant d’un système de représentation
plus proche de l’arbitraire que de la mimésis
et très différent de l’espace
perspectiviste euclidien, et, d’autre part,
avec les figures emblématiques de la modernité picturale
lesquelles ont justement amorcé cette
tentative de dépassement du système
de perspective linéaire mis en place par
les maîtres renaissants. Une identité qui,
d’une manière générale,
révèle un écart fondamental
avec la conception de l’art strictement
formaliste imposée par l’idéologie
greenbergienne, attestant d’une ouverture
du champ des références, forme
de réécriture de l’histoire
de la peinture qui ne se limite plus à l’apport
d’un passé récent et à des
périodes dites de « rupture »,
prenant par exemple en charge des périodes
couramment occultées ou critiquées
par Greenberg, depuis la période des années
1920, à travers les Odalisques de Matisse
ou les oeuvres dites néo-classiques de
Picasso, en passant par la période où De
Kooning réintègre la figure avec
le thème des Womens, jusqu’aux variations
peintes par Picasso dans les années 1950-1960,
celles-ci menant à la période tardive
qui sera également très contestée
par le milieu officiel lorsque les oeuvres sont
exposées dans les années 1970,
faisant l’effet d’une bombe explosant
en plein visage des défenseurs d’une
avant-garde puritaine qui prône le toujours
moins. Une identité européenne,
certes, commune mais dont il faudrait nécessairement étudier
la façon dont elle prend corps dans des
oeuvres très différentes au sein
desquelles le modèle met en jeu des motivations
internes et des problématiques singulières à chaque
peintre.
D’autre part, concernant la nouvelle génération,
pouvonsnous nous contenter de la lecture établie?
Devons-nous nous satisfaire des étiquettes
réductrices de Peinture cultivée,
celle-ci évoquant essentiellement la question
de la tradition au regard d’une forme de
passéisme, et de Figuration Libre, celle-ci
occultant bien souvent la question du « musée » et
réduisant l’oeuvre des peintres,
parce qu’ils ont été récupérés
par l’institution et lancés sur
le devant de la scène très jeunes, à n’être
que le pur produit du marché ? Devons-nous
accepter, telle que l’impose parfois une
lecture spécifique des oeuvres, cette
vision normative d’une peinture « hybride » qui
révèle une forme de précarité car
s’inscrivant dans une filiation spécifique
avec les problématiques léguées
par le récit des avant-gardes, de Duchamp à l’art
conceptuel ? Devonsnous nous limiter à cet
aliénant maniérisme postmoderne
auquel on rattache parfois certaines démarches
? Car, certes, au regard de l’ère
postmoderne, celle-ci venant se poser après
une modernité de « rupture »,
l’acte de citation s’entend comme
spécificité. Car, certes, au regard
de cette acception, l’acte de citation,
se situant dans un rapport d’aliénation
avec l’ordre du monde, semble se réduire à une
manipulation de formes mortes, de surcroît
régie par les critères de marché.
Certes, cette citation postmoderne s’entend
alors comme fin en soi et induit, lorsqu’elle
se réduit à n’être
qu’un pur formalisme ou réflexion
exclusivement centrée sur les conséquences
des ruptures ou d’un « après » Duchamp,
l’idée d’une abdication de
la souveraineté de l’art et de sa
fonction symbolique. Cependant, s’il fallait
appréhender l’acte de citation moins
comme spécificité postmoderne,
qu’au regard d’un dialogue, certes à chaque
fois différent et réinventé,
selon le moment historique, selon les problématiques
et motivations du peintre, mais fondateur de
toute l’histoire de la peinture et qui
perdure, bien évidemment, avec l’émergence
de la modernité picturale ? Car, fût-il
revendiqué et systématisé,
se posant ainsi comme symptôme d’une
modernité en crise et d’une profonde
mutation de l’acte créateur, l’acte
de citation ne continue-t-il pas cependant aussi
d’agir souterrainement, jouant alors un
rôle proche du principe de l’influence,
comme moyen dans un désir de peindre et
dans l’invention d’un style ? Car,
au regard de l’ordre de la « Création
artistique », toute l’histoire de
la peinture ne se fonde-t-elle pas, tel que l’a
souligné André Malraux, sur un
processus d’éternel retour, aucune
civilisation ne pouvant marcher sur le vide?
Car la « vision de l’artiste »,
nous dit André Malraux, n’est-elle
pas toujours « ordonnée », « dès
son origine », par « les tableaux
et les statues- par le monde de l’art (2) » ?
Car tous les artistes, de Giotto à Manet,
ne viennent-ils pas, de « leur lutte contre
la forme que d’autres ont imposée
au monde (3) » ? Car tout peintre, tel
un collectionneur appartenant, tel que le remarquait
Picasso, à une race à part et conscient
de refaire ce qui l’a déjà été,
qui veut faire pour lui les tableaux qu’il
aime chez les autres, ne s’inscrit-il pas
dans une filiation picturale, désirant égaler
puis dépasser ses modèles, y cherchant,
particulièrement dans les moments de crise
ou de sclérose, les signes qui font préfigurer
ses propres solutions plastiques ? Car la peinture
porte en elle les germes de son propre renouvellement.
Et n’est-ce pas un tel recours à la
tradition qui se pose justement à cette
nouvelle génération de peintres, à un
moment de fondement et face à une situation
de sclérose ? Des peintres qui décident,
délaissant les problématiques inhérentes
au récit international des avant-gardes,
depuis l’idéologie de la mort de
l’art à l’abstraction formaliste,
de renouer avec la représentation et avec
le tableau dans sa forme traditionnelle, interrogeant
sa spécificité et, donc, son Histoire.
Un recours à la tradition qui, si on le
compare avec la génération antérieure,
ne met certes pas en jeu cette forme de conscience
critique et de dimension éthique précédemment évoquées,
et prend corps dans des langages nécessairement
moins aboutis si l’on mesure le degré d’accomplissement
de l’oeuvre, mais continue cependant de
se poser à eux moins comme fin en soi
que moyen dans un désir de peindre. Moyen
dans la construction d’un langage qui,
se refusant à un pur formalisme, ne rompt
avec sa fonction symbolique et avec les interrogations
fondamentales qu’elle sous-tend, telles
l’amour, la violence, la mort. Un acte
de citation qui met ainsi en jeu, moins une forme
d’équivalence esthétique
fondée sur des formes mortes, qu’une
instrumentalisation fondée sur un choix
du modèle, celui-ci continuant de vivre
en ce qu’il pose encore des interrogations
et s’inscrit, par métamorphose,
dans une vision du présent. Un acte de
citation qui révèle donc, par cette
présence vivante de la tradition, telle
une source intarissable où se noierait
le mythe des fins, la force de l’acte créateur.
Ne faudrait-il pas alors ressaisir, au-delà des
clivages réducteurs entre peinture cultivée
et Figuration Libre, la manière dont un
tel recours se pose à une diversité de
peintres, tels Philippe Hortala, Denis Laget,
Jean Michel Alberola, Gérard Traquandi,
Georges Autard, Philippe Favier, Dominique Gauthier,
Robert Combas, Jean Charles Blais ou Gérard
Garouste ? Un regard porté sur la tradition
dont il faudrait, bien évidemment, mesurer
la façon dont il prend corps dans des
langages différents, d’inégale
qualité picturale, relevant de rapports
plus ou moins littéraux, qu’il s’agisse
d’un travail de citation, de recréation
d’après une oeuvre précise
ou de référence à des thèmes
traditionnels, d’une multiplication de
références et de citations ou d’un
dialogue pictural avec un seul modèle.
Un regard porté sur la tradition qui met
en jeu un vaste musée imaginaire, depuis
l’interrogation des fondements de la culture
occidentale par le recours au mythe païen
ou chrétien, jusqu’à la période
moderne.
Une modernité qui est à nouveau
appréhendée, depuis Manet, en passant,
entre autres, par Malevitch, Matisse, Dubuffet
ou Fautrier, jusqu’au dernier Picasso,
en dehors d’une lecture strictement formaliste
de l’art et de l’idée de « rupture »,
devenant tour à tour moyen de renouvellement
iconographique ou stylistique, mais également
véhicule d’une conception libre
du temps et de la « citation ». Un
musée imaginaire dont ne peut certes pas
rendre compte la lecture établie qui,
dans sa définition d’une citation
postmoderne, hybride ou pas, ne cesse de se positionner
par rapport au récit des avant-gardes.
Sans doute est-ce donc une autre Histoire qu’il
faudrait en partie réécrire afin
de se dégager de cette lecture couramment établie
et de reconsidérer autrement le recours à la
tradition dans la peinture française.
Une peinture qui, si l’on considère
particulièrement la façon dont
cette lecture l’a parfois occultée
ou réduite à une vision normative
et réductrice de la création, semble
d’ailleurs, au regard de la situation actuelle,
soulever un problème qui dépasse
largement le phénomène des années
1980. Car, ne domine-t-il pas, aujourd’hui
encore, si l’on considère la scène
officielle, une vision normative de la peinture
qui n’offre à nouveau, bien souvent,
pour seule alternative qu’une forme d’imagerie
kitsch régie par les lois du marché ou
de création « hybride » qui,
inscrite dans cette filiation postduchampienne
et néo-conceptuelle, atteste de sa précarité et
de son impuissance ? Car ne se pose-t-il pas
aujourd’hui encore, tel que le dénonce,
entre autres, ce récent manifeste « L’art,
c’est la vie ! » publié dans
L’Humanité des débats, signé par
un grand nombre des peintres issus de Support
Surface et de la Nouvelle figuration précédemment
cités, la question d’une « normalisation » de
l’art « officiel (4) » ?
Les institutions et les commissaires d’exposition
ne tendent-ils pas à délaisser
de leurs programmations les peintres qui demeurent
non « conformes aux diktats officiels » et
ne répondent pas aux critères imposés
par une « pensée unique soumise
au marché et à la mode »,
préférant favoriser les valeurs
sûres et les tendances nouvelles ? Permanence
d’une situation dont il faudrait d’ailleurs également
rappeler, peut-être, la part de responsabilité des
critiques et historiens d’art qui y participent
aussi quelque part en légitimant cet art
officiel. Car, certes, ni le critique ni l’historien
ne peuvent empêcher les choix parfois déroutants
des institutionnels dans leurs politiques de
diffusion et d’achat. Cependant, le critique
comme l’historien d’art conservent
encore la liberté de leurs choix. Libres
de ne pas nécessairement cautionner ce
art officiel. Libres d’écrire l’histoire
de peintres qui n’ont cessé de créer
sans aucun compromis ni aucune forme de soumission à une
telle « normalisation ». Mais encore
faut-il pour cela oser prendre le risque de se
situer en dehors des sentiers battus. Quitte à devenir
soimême, aussi, un peu… maudit….
Quitte à être banni, parfois, de
l’officielle sphère institutionnelle
et éditoriale. |