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La question de l'art sacré |
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Une oeuvre ma particulièrement arrêté dans lépuisant parcours de la cinquantième édition de la Biennale de Venise (bizarrement placée, on le sait, sous le signe de la « dictature du spectateur » par le commissaire général Francesco Bonami, expression notamment jugée « odieuse » par Thierry de Duve
). Cette oeuvre, signée par lartiste belge Rivane Neueschwander, avait pour titre Marie-Madeleine. Il sagissait dun jeune corps de femme nue en trois dimensions, dissimulé pour partie par une très longue chevelure : représentation on ne peut plus conventionnelle de la sainte. Tellement classique que lon se demandait si ce nétait pas là un simple pastiche dune représentation très ancienne. Par exemple celle réalisée en bois de tilleul par Gregor Erhart au début du XVIe siècle, dont les spécialistes nous disent que le sculpteur germanique sest inspiré de la tradition gothique tout en insufflant dans le « rendu charnel et souple du corps » un parfum de Renaissance.
Entre la Madeleine dErhart et celle de Rivane Neueschwander, les analogies sont troublantes. De quoi est-il donc question ? Notre contemporaine a-t-elle voulu, en abordant ce thème, faire de lart sacré ? Nullement : il ne sagit que dillustrer la thèse proposée, dans le pavillon central des giardini, par Daniel Birnbaum et Bonami lui-même : lart ne serait affaire que de « déviations et répétitions ». La plasticienne belge ne nous propose donc aucune réflexion sur Marie-Madeleine, elle se contente de dévier (un peu) et répéter (beaucoup) un archétype de lart religieux occidental qui a en effet souvent été réduit à la représentation dun joli corps féminin partiellement caché par de longs cheveux.
Le dossier du présent numéro de Verso est consacré à Véronique Sablery, une artiste qui sattache depuis de longues années à méditer visuellement sur Marie-Madeleine. Inutile de dire quelle se soucie peu de répéter telle ou telle image passée de la pécheresse de lEvangile. Cest à partir de lÉcriture quelle cherche à traduire, par des moyens plastiques, le fascinant mystère de la femme-disciple à qui le Christ a défendu de le toucher alors même, comme le remarque Jean-Luc Nancy, que « rien ni personne nest intouchable dans le christianisme, dès lors que le corps même de Dieu y est donné à manger et à boire » (1). Mais ce que Madeleine ne peut toucher, cest le corps ressuscité en tant que la résurrection est la « surrection, le surgissement de lindisponible, de lautre et du disparaissant dans le corps même et comme le corps» (2). On comprendra, à la lecture du dossier, que Véronique Sablery produit très précisément de lart sacré.
Jai rencontré pour la première fois loeuvre de Sablery à lAbbaye de Juaye-Mondaye en juin 1990, où elle présentait des installations sur le thème des Forces ascendantes et descendantes : levier. Déjà, le verre était son matériau de prédilection, mais il ne sagissait pas encore de Marie-Madeleine (le levier était la Croix). Mais sans doute a-t-elle vu alors, dans le transept de léglise, limmense tableau dEustache Restout daprès Jouvenet, Le Repas chez Simon, où Jésus absout la « femme pécheresse », la main droite levée au-dessus de Madeleine agenouillée, la main gauche la désignant aux convives mécontents (elle nest pas fréquentable, elle a gaspillé un coûteux parfum
), mais sans la regarder. Cest lassemblée grondante que Jésus défie du regard. Eustache Restout veut nous faire voir ce que les invités de Simon ont été incapables de comprendre : la miséricorde de Dieu na pas de limites, pourvu que le pêcheur se reconnaisse comme tel, dune part, et Jésus est bien Dieu, puisquil pardonne, dautre part. Eustache Restout nest sans doute quun simple bon peintre du début du XVIII e siècle, habile à reprendre les idées des maîtres de son temps, mais son art aborde efficacement les questions de la foi et fait sens : cest de lart sacré.
Dans son exposition récente de la salle Royale de léglise de la Madeleine à Paris (LApparition), Sablery a mis en image le mystère du Dieu fait homme à partir de la plus importante scène de lEvangile concernant Marie-Madeleine, celle dite Noli me tangere. « Mystère de lincarnation montrée du doigt par une femme. Profonde humanité que ce geste, le dernier avant que Dieu fait homme ne retourne à son père » a commenté lartiste. Puisque ce qui signale et désigne lapparition du Christ dans lhistoire de lart, cest la main tendue de Madeleine (chez lAngelico, Dürer ou Titien par exemple), cest donc de mains que sest servie Véronique Sablery. Empreintes et photographies de mains, en loccurrence celles de femmes incarcérées à la prison de Rennes, prises en photo une par une, assemblées ensuite par lartiste en « une sorte de dialogue gestuel allusif et diaphane ». Le matériau commun à toutes les pièces était le verre, les photos y étant sérigraphiées ou insolées sur plan film. « Lensemble des mains ici réunies, écrivait Véronique Sablery, ne signale pas une, mais des présences, multiples et différentes. Lapparition, celle du Dieu incarné, prendra une fois de plus valeur de symbole, nous laissant méditer sur limage quelle nous donne à voir. » Ou bien, pour reprendre les mots de Jean-Luc Nancy à propos des peintres peignant les mains tendues de Marie, lartiste a « représenté » au sens propre où ce mot veut dire rendre intense la présence dune absence en tant quabsence.
Cest encore cela, lart sacré, et ce nest évidemment pas le cas de la quasi-totalité des travaux (pouvant avoir de lintérêt, mais seulement sur le mode décoratif) qui envahissent de nos jours les lieux de culte sous cette dénomination à la fois commode et incomprise. Bien entendu, une oeuvre « abstraite » peut échapper au décoratif et produire du sens : jadis, léglise cistercienne réduite à ce que Georges Duby appelait « le simple, le pauvre, la ligne, la forme », aujourdhui les vitraux de Pierre Soulages pour labbaye de Conques, à travers lesquels la lumière nue sert un lieu qui, dans sa totalité, fait sens. Il est temps de poser sérieusement la question de lart sacré. À lheure où le Vatican renonce (pourquoi ?) à ladmirable projet de Richard Meier pour « léglise de lan 2000 » à Rome (3), il me semble quil y a urgence et quune artiste comme Véronique Sablery nous offre une incomparable matière à réflexion. |
Jean-Luc Chalumeau |
(1) Jean-Luc Nancy, Noli me tangere, Bayard, 2003, p. 27
(2) Ibid., p. 29
(3) Cf. Lart dans la ville, éditions Cercle dArt, 2000, p. 208 |
mis en ligne le 16/11/2003 |
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