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La question de l'art sacré
editorial : La question de l'art sacré par Jean-Luc Chalumeau

Une oeuvre m’a particulièrement arrêté dans l’épuisant parcours de la cinquantième édition de la Biennale de Venise (bizarrement placée, on le sait, sous le signe de la « dictature du spectateur » par le commissaire général Francesco Bonami, expression notamment jugée « odieuse » par Thierry de Duve…). Cette oeuvre, signée par l’artiste belge Rivane Neueschwander, avait pour titre Marie-Madeleine. Il s’agissait d’un jeune corps de femme nue en trois dimensions, dissimulé pour partie par une très longue chevelure : représentation on ne peut plus conventionnelle de la sainte. Tellement classique que l’on se demandait si ce n’était pas là un simple pastiche d’une représentation très ancienne. Par exemple celle réalisée en bois de tilleul par Gregor Erhart au début du XVIe siècle, dont les spécialistes nous disent que le sculpteur germanique s’est inspiré de la tradition gothique tout en insufflant dans le « rendu charnel et souple du corps » un parfum de Renaissance.

Bernard Barillot, Sans titre, 1996, 50 x 50 cm, encre de chine sur papierEntre la Madeleine d’Erhart et celle de Rivane Neueschwander, les analogies sont troublantes. De quoi est-il donc question ? Notre contemporaine a-t-elle voulu, en abordant ce thème, faire de l’art sacré ? Nullement : il ne s’agit que d’illustrer la thèse proposée, dans le pavillon central des giardini, par Daniel Birnbaum et Bonami lui-même : l’art ne serait affaire que de « déviations et répétitions ». La plasticienne belge ne nous propose donc aucune réflexion sur Marie-Madeleine, elle se contente de dévier (un peu) et répéter (beaucoup) un archétype de l’art religieux occidental qui a en effet souvent été réduit à la représentation d’un joli corps féminin partiellement caché par de longs cheveux.
Le dossier du présent numéro de Verso est consacré à Véronique Sablery, une artiste qui s’attache depuis de longues années à méditer visuellement sur Marie-Madeleine. Inutile de dire qu’elle se soucie peu de répéter telle ou telle image passée de la pécheresse de l’Evangile. C’est à partir de l’Écriture qu’elle cherche à traduire, par des moyens plastiques, le fascinant mystère de la femme-disciple à qui le Christ a défendu de le toucher alors même, comme le remarque Jean-Luc Nancy, que « rien ni personne n’est intouchable dans le christianisme, dès lors que le corps même de Dieu y est donné à manger et à boire » (1). Mais ce que Madeleine ne peut toucher, c’est le corps ressuscité en tant que la résurrection est la « surrection, le surgissement de l’indisponible, de l’autre et du disparaissant dans le corps même et comme le corps» (2). On comprendra, à la lecture du dossier, que Véronique Sablery produit très précisément de l’art sacré.

J’ai rencontré pour la première fois l’oeuvre de Sablery à l’Abbaye de Juaye-Mondaye en juin 1990, où elle présentait des installations sur le thème des Forces ascendantes et descendantes : levier. Déjà, le verre était son matériau de prédilection, mais il ne s’agissait pas encore de Marie-Madeleine (le levier était la Croix). Mais sans doute a-t-elle vu alors, dans le transept de l’église, l’immense tableau d’Eustache Restout d’après Jouvenet, Le Repas chez Simon, où Jésus absout la « femme pécheresse », la main droite levée au-dessus de Madeleine agenouillée, la main gauche la désignant aux convives mécontents (elle n’est pas fréquentable, elle a gaspillé un coûteux parfum…), mais sans la regarder. C’est l’assemblée grondante que Jésus défie du regard. Eustache Restout veut nous faire voir ce que les invités de Simon ont été incapables de comprendre : la miséricorde de Dieu n’a pas de limites, pourvu que le pêcheur se reconnaisse comme tel, d’une part, et Jésus est bien Dieu, puisqu’il pardonne, d’autre part. Eustache Restout n’est sans doute qu’un simple bon peintre du début du XVIII e siècle, habile à reprendre les idées des maîtres de son temps, mais son art aborde efficacement les questions de la foi et fait sens : c’est de l’art sacré.

Eustache Restout (1655-1743), Jésus absolvant Marie-Madeleine, Abbaye de Mondaye, Juaye-Mondaye (Calvados), détail.Dans son exposition récente de la salle Royale de l’église de la Madeleine à Paris (L’Apparition), Sablery a mis en image le mystère du Dieu fait homme à partir de la plus importante scène de l’Evangile concernant Marie-Madeleine, celle dite Noli me tangere. « Mystère de l’incarnation montrée du doigt par une femme. Profonde humanité que ce geste, le dernier avant que Dieu fait homme ne retourne à son père » a commenté l’artiste. Puisque ce qui signale et désigne l’apparition du Christ dans l’histoire de l’art, c’est la main tendue de Madeleine (chez l’Angelico, Dürer ou Titien par exemple), c’est donc de mains que s’est servie Véronique Sablery. Empreintes et photographies de mains, en l’occurrence celles de femmes incarcérées à la prison de Rennes, prises en photo une par une, assemblées ensuite par l’artiste en « une sorte de dialogue gestuel allusif et diaphane ». Le matériau commun à toutes les pièces était le verre, les photos y étant sérigraphiées ou insolées sur plan film. « L’ensemble des mains ici réunies, écrivait Véronique Sablery, ne signale pas une, mais des présences, multiples et différentes. L’apparition, celle du Dieu incarné, prendra une fois de plus valeur de symbole, nous laissant méditer sur l’image qu’elle nous donne à voir. » Ou bien, pour reprendre les mots de Jean-Luc Nancy à propos des peintres peignant les mains tendues de Marie, l’artiste a « représenté » au sens propre où ce mot veut dire rendre intense la présence d’une absence en tant qu’absence.
C’est encore cela, l’art sacré, et ce n’est évidemment pas le cas de la quasi-totalité des travaux (pouvant avoir de l’intérêt, mais seulement sur le mode décoratif) qui envahissent de nos jours les lieux de culte sous cette dénomination à la fois commode et incomprise. Bien entendu, une oeuvre « abstraite » peut échapper au décoratif et produire du sens : jadis, l’église cistercienne réduite à ce que Georges Duby appelait « le simple, le pauvre, la ligne, la forme », aujourd’hui les vitraux de Pierre Soulages pour l’abbaye de Conques, à travers lesquels la lumière nue sert un lieu qui, dans sa totalité, fait sens. Il est temps de poser sérieusement la question de l’art sacré. À l’heure où le Vatican renonce (pourquoi ?) à l’admirable projet de Richard Meier pour « l’église de l’an 2000 » à Rome (3), il me semble qu’il y a urgence et qu’une artiste comme Véronique Sablery nous offre une incomparable matière à réflexion.
Jean-Luc Chalumeau
(1) Jean-Luc Nancy, Noli me tangere, Bayard, 2003, p. 27
(2) Ibid., p. 29
(3) Cf. L’art dans la ville, éditions Cercle d’Art, 2000, p. 208
mis en ligne le 16/11/2003
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