chroniques - art contemporain - photographie - photography

participez au Déb@t

Les artistes et les expos,
Exclusivité
Didier Boussarie
L'esprit des lignes
par Belinda Cannone

Au départ il y a eu le blanc, la réserve. Elle était grosse de lignes à venir. Savaitil, le peintre, ce que ces lignes formeraient, artichaut, femme, montagne, buisson ? Au début ça grouillait peut-être en lui – le désir surtout, le désir d’occuper la feuille blanche ou la toile, posée sur le sol ou accrochée au mur, et lui, muni du fusain et des brosses attachés à de longues tiges, calme, concentré, réservé sans doute. Au début il avait peut-être une idée en tête – on imagine toujours une idée à l’origine d’un dessin, c’est ce que prétendaient déjà les protagonistes de la vieille querelle des coloristes et des dessinateurs, au XVIIe siècle – et puis voilà, les tiges se sont mises à danser, les lignes se sont posées, superposées, noires toujours (mais il s’y mêlait subrepticement des fils et des plages de couleurs, terre d’ombre et terre de sienne, ocre rouge, jaune…), noires donc mais de velours, mais chaudes, mates et lumineuses, et mettant toute la page en tension, ligne torsadée ici et tendue là, dense en ce centre jusqu’à faire tâche, puis d’un tressage lâche ici – et là ? quelques filaments légers.

Écoutez : sur ces papiers et ces toiles, nul truc, nulle astuce, nulle « bonne idée ». Juste le peintre, son désir et sa danse, et sa réserve secrète d’où jaillissent les figures du monde réinterprété. Figures de coloriste ou de dessinateur ? Difficile à dire. Car à se densifier les lignes ont fini par faire matière, et c’est ainsi, matière, qu’elles nous atteignent. Diderot appelait « magie » cette capacité de la substance peinte à nous toucher – à toucher en nous ce que pour aller vite on peut appeler sens esthétique mais qui est, aussi, bien plus primitif que ne le suggère cette locution, et plus proche d’un toucher visuel. Magie, chez Boussarie, parce qu’on ne sait pas décrire la raison de cette émotion que produit en nous la chaleur d’un noir, le frottement d’un fil d’or sous la ligne sombre, l’enchevêtrement qui produit densité et lumière. Alors on dit magie, car quelque chose en nous, un sens archaïque autant que raffiné, jubile à cette contemplation captivante. « Il faut toujours rechercher le désir de la ligne, le point où elle veut entrer ou mourir » (Matisse). Modestie de la main qui se laisse guider par la ligne – du bras plutôt, puisque la main n’est pas suffisante pour activer la longue tige – et sincérité. Le peintre écoute ce que dicte la ligne, où elle veut surgir, où elle veut s’évanouir, et ainsi découvre-t-il, ligne après ligne, ce qu’il advient de la réserve. Car c’est elle qui dispense le blanc, elle qui manifeste l’origine, le vide qui fut là et d’où le monde est né, d’où le tableau est apparu. Négatif de la ténèbre primitive.

Si, comme Baudelaire, je juge de la qualité d’un tableau à la somme de rêveries qu’il éveille en moi, je dois reconnaître la grande richesse des oeuvres de Boussarie qui font vagabonder mon imagination. Premièrement : le tournesol et l’artichaut sont humbles pourtant, humbles parce que simples fleurs et qui n’ont pas même la superbe effusion de la pivoine ou le luxe raffiné du lis. Ils sont à peine fleurs : plantes à manger, fleurs non parce que d’ornement mais parce qu’ainsi le veut cette étape du processus naturel. Et plus encore : fleurs sèches, ou en train de le devenir, moribondes, fleurs dans leur ultime soupir et leur passagère beauté. Ainsi le temps, intimement inscrit dans ces oeuvres, de même que l’instant choisi par le peintre, font-ils de ces modestes végétaux d’authentiques vanités.

Deuxièmement : on pressent de l’humain dans ces plantes, des références secrètes, des connivences suggérées, des rappels troublants. Dans cet artichaut, une chevelure féminine. Dans ces deux tournesols (tiges frêles soutenant l’or des graines au bord de verser), le Christ et un larron sur la croix : ponens caput expiravit, «penchant la tête il expira ». Dans cette foule de tournesols, une assemblée qui attend – je crois même surprendre une confuse rumeur, deviner les figures autour desquelles les autres se sont réunies, saisir l’organisation aléatoire d’un attroupement. Et celui-ci qui vient vers nous, boule nègre et raide, a-t-il abandonné cet autre, fantomatique, qu’on devine dans le fond ? Troisièmement : dans ce tournesol solitaire qui fait la révérence, il me semble comprendre un parcours brisé d’étoile filante. Car ce que me disent ces lignes et ces traits, c’est le monde tout entier. C’est le lien entre chaque chose et toutes choses du cosmos. Dans cette grande peinture, s’agit-il de branchages, de buisson, de squelette d’oiseau pétrifié dans l’envol ? Et dans celle-ci qui appartient à une série de montagnes se révèle à l’oeil qui s’attarde une vulve. Là, ce grand remuement du sol produit l’épiphanie d’une colline. À moins qu’il ne s’agisse d’une anamorphose, chevelure et épaules s’étirant sur la feuille ? Est-ce bien certain ? Aussi peu que ce chignon qui ressemble si fort à un nid. Car la colline est comme le buisson qui est comme la chevelure qui est comme la femme aimée. Sans le regard délicat et attentif de l’artiste, sans la main qui a laissé sourdre les analogies secrètes, ces choses seraient restées sans liens. L’art ne rend pas le visible mais rend visible, disait Klee. Quatrièmement : des analogies, mais nulle transposition, nulle métaphore, le peintre a bien figuré ce qu’il avait sous les yeux (ceux-ci fussent-ils intérieurs), femmes fleurs montagnes buissons. Mais sa manière d’attirer notre attention sur une partie de l’objet (la chevelure plutôt que la femme, la corolle plutôt que la fleur) produit ce qui pourrait s’appeler une écriture plastique de la métonymie.

Même noir, même jaune, même présence d’un fouillis (une émeute de détails) sur un support évanescent (corps, tige, fond), tout a fait même effort pour apparaître, sans doute, mais voyez : ici, la chevelure déployée voit le jour au-dessus d’épaules à peine suggérées ; là, une corolle remplie de graines séchées s’intensifie au-dessus d’une tige esquissée ; là encore, un amas de branches a l’honneur de se détacher d’un fond de brumes. N’est-ce pas cet effort de l’apparition qui laisse sa marque dans les traces d’ombre qui entourent la figure ? Comme si celle-ci était née de son propre désir, depuis le bouillon inaugural prenant lentement forme, la tête d’épingle se chargeant fil à fil, trait à trait, épaississant sa pelote jusqu’à ce que, enfin, elle advienne. On peut sans doute soutenir que depuis ses premières productions, Boussarie a toujours cherché à capter l’apparition – son surgissement. Il y eut par exemple des corps transpirant d’une toile où ils se laissaient à peine deviner – vera icona – des boites noires et grillagées où la chair peinte, observée comme en plan très rapproché, nous donnait à éprouver son humilité, sa palpitation, sa substance et son esprit – le sentiment de la chair –, il y eut des branchages s’organisant en amas ouverts sur un au-delà, qui donnaient un plaisir géométrique et sensuel, et encore des photos où les parties du corps mêlées à un travail de peinture sur bois faisaient surgir les analogies des formes et des matières… La liste est riche de ses tentatives diverses pour fixer des apparitions. Revenant à cette série, si j’essaie de comprendre le charme puissant et délicat de ces dessins aux sujets modestes qui ont l’air juste posés, seul ou côte à côte, je dois proposer la notion de point d’intensité: dans l’apparent désordre et aléa de la composition, suivant le désir insouciant de son regard qui a incité le peintre à n’élire qu’un aspect de l’objet, on trouve pourtant une organisation. Car les tâches, nuées, traces légères et coulée ???`ê??3?s ombreuses convergent souvent vers le coeur de la figure où le noir forcit : vers le point d’intensité qui, attirant notre regard, gonfle illusoirement la feuille comme un pic tendant un drap (perceptif). Jouissance extrême.

Pour attraper un esprit (l’esprit d’un artichaut ou d’un chignon), il faut inventer une forme. Les esprits ne se laissent capturer que dans des formes belles et intenses. Parfois, un peintre essaie une forme mais l’esprit n’y vient pas. Alors l’oeuvre ne dit rien. Et le regardeur reste sans voix, il ne sait pas vraiment expliquer pourquoi la magie n’a pas eu lieu, car il est presque aussi difficile d’expliquer cela que son contraire. Quand je me délecte dans la contemplation de cette fratrie de six ou sept artichauts posés côte à côte (au centre, deux penchés l’un vers l’autre), quand j’admire la délicate mêlée de lignes qui compose leurs têtes et la multiplication des points d’intensité (six ou sept), je comprends que Boussarie n’a cessé d’inciter les esprits à venir habiter ses dessins, et qu’ils sont venus.

Belinda Cannone


Exposition du 6 septembre au 18 octobre 2008, Galerie Maria Lund

(48 rue de Turenne, 75003 Paris, www.marialund.com )

Photos : Jean-Louis Losi

mis en ligne le 06/09/2008
Droits de reproduction et de diffusion réservés; © visuelimage.com