Au
départ il y a eu le blanc, la réserve.
Elle était grosse de lignes à venir.
Savaitil, le peintre, ce que ces lignes formeraient,
artichaut, femme, montagne, buisson ? Au début ça
grouillait peut-être en lui – le
désir surtout, le désir d’occuper
la feuille blanche ou la toile, posée
sur le sol ou accrochée au mur, et lui,
muni du fusain et des brosses attachés à de
longues tiges, calme, concentré, réservé sans
doute. Au début il avait peut-être
une idée en tête – on imagine
toujours une idée à l’origine
d’un dessin, c’est ce que prétendaient
déjà les protagonistes de la
vieille querelle des coloristes et des dessinateurs,
au XVIIe siècle – et puis voilà,
les tiges se sont mises à danser, les
lignes se sont posées, superposées,
noires toujours (mais il s’y mêlait
subrepticement des fils et des plages de couleurs,
terre d’ombre et terre de sienne, ocre
rouge, jaune…), noires donc mais de
velours, mais chaudes, mates et lumineuses,
et mettant toute la page en tension, ligne
torsadée ici et tendue là, dense
en ce centre jusqu’à faire tâche,
puis d’un tressage lâche ici – et
là ? quelques filaments légers.
Écoutez : sur ces papiers et ces toiles,
nul truc, nulle astuce, nulle « bonne idée ».
Juste le peintre, son désir et sa danse,
et sa réserve secrète d’où jaillissent
les figures du monde réinterprété.
Figures de coloriste ou de dessinateur ? Difficile à dire.
Car à se densifier les lignes ont fini
par faire matière, et c’est ainsi,
matière, qu’elles nous atteignent.
Diderot appelait « magie » cette
capacité de la substance peinte à nous
toucher – à toucher en nous ce que
pour aller vite on peut appeler sens esthétique
mais qui est, aussi, bien plus primitif que ne
le suggère cette locution, et plus proche
d’un toucher visuel. Magie, chez Boussarie,
parce qu’on ne sait pas décrire
la raison de cette émotion que produit
en nous la chaleur d’un noir, le frottement
d’un fil d’or sous la ligne sombre,
l’enchevêtrement qui produit densité et
lumière. Alors on dit magie, car quelque
chose en nous, un sens archaïque autant
que raffiné, jubile à cette contemplation
captivante. « Il faut toujours rechercher
le désir de la ligne, le point où elle
veut entrer ou mourir » (Matisse). Modestie
de la main qui se laisse guider par la ligne – du
bras plutôt, puisque la main n’est
pas suffisante pour activer la longue tige – et
sincérité. Le peintre écoute
ce que dicte la ligne, où elle veut surgir,
où elle veut s’évanouir,
et ainsi découvre-t-il, ligne après
ligne, ce qu’il advient de la réserve.
Car c’est elle qui dispense le blanc, elle
qui manifeste l’origine, le vide qui fut
là et d’où le monde est né,
d’où le tableau est apparu. Négatif
de la ténèbre primitive. Si, comme Baudelaire, je juge de la qualité d’un
tableau à la somme de rêveries qu’il éveille
en moi, je dois reconnaître la grande richesse
des oeuvres de Boussarie qui font vagabonder
mon imagination. Premièrement : le tournesol
et l’artichaut sont humbles pourtant, humbles
parce que simples fleurs et qui n’ont pas
même la superbe effusion de la pivoine
ou le luxe raffiné du lis. Ils sont à peine
fleurs : plantes à manger, fleurs non
parce que d’ornement mais parce qu’ainsi
le veut cette étape du processus naturel.
Et plus encore : fleurs sèches, ou en
train de le devenir, moribondes, fleurs dans
leur ultime soupir et leur passagère beauté.
Ainsi le temps, intimement inscrit dans ces oeuvres,
de même que l’instant choisi par
le peintre, font-ils de ces modestes végétaux
d’authentiques vanités. Deuxièmement : on pressent de l’humain
dans ces plantes, des références
secrètes, des connivences suggérées,
des rappels troublants. Dans cet artichaut, une
chevelure féminine. Dans ces deux tournesols
(tiges frêles soutenant l’or des
graines au bord de verser), le Christ et un larron
sur la croix : ponens caput expiravit, «penchant
la tête il expira ». Dans cette foule
de tournesols, une assemblée qui attend – je
crois même surprendre une confuse rumeur,
deviner les figures autour desquelles les autres
se sont réunies, saisir l’organisation
aléatoire d’un attroupement. Et
celui-ci qui vient vers nous, boule nègre
et raide, a-t-il abandonné cet autre,
fantomatique, qu’on devine dans le fond
? Troisièmement : dans ce tournesol solitaire
qui fait la révérence, il me semble
comprendre un parcours brisé d’étoile
filante. Car ce que me disent ces lignes et ces
traits, c’est le monde tout entier. C’est
le lien entre chaque chose et toutes choses du
cosmos. Dans cette grande peinture, s’agit-il
de branchages, de buisson, de squelette d’oiseau
pétrifié dans l’envol ? Et
dans celle-ci qui appartient à une série
de montagnes se révèle à l’oeil
qui s’attarde une vulve. Là, ce
grand remuement du sol produit l’épiphanie
d’une colline. À moins qu’il
ne s’agisse d’une anamorphose, chevelure
et épaules s’étirant sur
la feuille ? Est-ce bien certain ? Aussi peu
que ce chignon qui ressemble si fort à un
nid. Car la colline est comme le buisson qui
est comme la chevelure qui est comme la femme
aimée. Sans le regard délicat et
attentif de l’artiste, sans la main qui
a laissé sourdre les analogies secrètes,
ces choses seraient restées sans liens.
L’art ne rend pas le visible mais rend
visible, disait Klee. Quatrièmement :
des analogies, mais nulle transposition, nulle
métaphore, le peintre a bien figuré ce
qu’il avait sous les yeux (ceux-ci fussent-ils
intérieurs), femmes fleurs montagnes buissons.
Mais sa manière d’attirer notre
attention sur une partie de l’objet (la
chevelure plutôt que la femme, la corolle
plutôt que la fleur) produit ce qui pourrait
s’appeler une écriture plastique
de la métonymie. Même noir, même jaune, même
présence d’un fouillis (une émeute
de détails) sur un support évanescent
(corps, tige, fond), tout a fait même effort
pour apparaître, sans doute, mais voyez
: ici, la chevelure déployée voit
le jour au-dessus d’épaules à peine
suggérées ; là, une corolle
remplie de graines séchées s’intensifie
au-dessus d’une tige esquissée ;
là encore, un amas de branches a l’honneur
de se détacher d’un fond de brumes.
N’est-ce pas cet effort de l’apparition
qui laisse sa marque dans les traces d’ombre
qui entourent la figure ? Comme si celle-ci était
née de son propre désir, depuis
le bouillon inaugural prenant lentement forme,
la tête d’épingle se chargeant
fil à fil, trait à trait, épaississant
sa pelote jusqu’à ce que, enfin,
elle advienne. On peut sans doute soutenir que
depuis ses premières productions, Boussarie
a toujours cherché à capter l’apparition – son
surgissement. Il y eut par exemple des corps
transpirant d’une toile où ils se
laissaient à peine deviner – vera
icona – des boites noires et grillagées
où la chair peinte, observée comme
en plan très rapproché, nous donnait à éprouver
son humilité, sa palpitation, sa substance
et son esprit – le sentiment de la chair –,
il y eut des branchages s’organisant en
amas ouverts sur un au-delà, qui donnaient
un plaisir géométrique et sensuel,
et encore des photos où les parties du
corps mêlées à un travail
de peinture sur bois faisaient surgir les analogies
des formes et des matières… La
liste est riche de ses tentatives diverses pour
fixer des apparitions. Revenant à cette
série, si j’essaie de comprendre
le charme puissant et délicat de ces dessins
aux sujets modestes qui ont l’air juste
posés, seul ou côte à côte,
je dois proposer la notion de point d’intensité:
dans l’apparent désordre et aléa
de la composition, suivant le désir insouciant
de son regard qui a incité le peintre à n’élire
qu’un aspect de l’objet, on trouve
pourtant une organisation. Car les tâches,
nuées, traces légères et
coulée ???`ê??3?s ombreuses convergent
souvent vers le coeur de la figure où le
noir forcit : vers le point d’intensité qui,
attirant notre regard, gonfle illusoirement la
feuille comme un pic tendant un drap (perceptif).
Jouissance extrême. Pour attraper un esprit (l’esprit d’un
artichaut ou d’un chignon), il faut inventer
une forme. Les esprits ne se laissent capturer
que dans des formes belles et intenses. Parfois,
un peintre essaie une forme mais l’esprit
n’y vient pas. Alors l’oeuvre ne
dit rien. Et le regardeur reste sans voix, il
ne sait pas vraiment expliquer pourquoi la magie
n’a pas eu lieu, car il est presque aussi
difficile d’expliquer cela que son contraire.
Quand je me délecte dans la contemplation
de cette fratrie de six ou sept artichauts posés
côte à côte (au centre, deux
penchés l’un vers l’autre),
quand j’admire la délicate mêlée
de lignes qui compose leurs têtes et la
multiplication des points d’intensité (six
ou sept), je comprends que Boussarie n’a
cessé d’inciter les esprits à venir
habiter ses dessins, et qu’ils sont venus. |