Au
fond, pas la peine d’aller à Versailles,
m’étais-je dit ! Finalement, Jeff
Koons, je connais ! Versailles aussi ! Autant écrire
un article, vite fait, dans lequel, primo je
m’indigne de la présence d’un
artiste kitsch dans le Palais des rois de France,
secundo, des collusions entre un ancien Ministre
et un nouveau milliardaire, dont il s’agit
finalement de valoriser les collections. Et puis… Par
acquis de conscience, je me suis dit, allons
tout de même voir sur place l’impact
visuel des oeuvres de Jeff Koons…
Visiter Versailles un samedi après-midi relève du cauchemar.
Une heure de queue (seulement trois guichetières requises pour accueillir
les hordes de touristes), contrôles de sécurité digne
d’un Paris New York, interminables corridors en préfabriqué… Une
fois rendu au château, le cauchemar continue. Hordes de japonais
disciplinés ralliés au petit fanion triangulaire de leur
guide, familles de russes vociférants, américains en short,
australiens en « battle dress », hollandais démesurés,
bref voici Versailles transformée en une file d’attente continue,
s’étirant entre les cordons de velours d’un parcours
imposé, Salon de la Paix, Galerie des glaces, Salon de la Guerre
et chambre de la Reine. Le pire reste est à venir.
Car le constat culturel d’un tel attroupement est édifiant
: Véronèse : ko, Lebrun : ko, les artistes de Versailles
: tous ko ! En revanche le grand triomphateur, c’est lui, Jeff Koons,
l’auteur d’oeuvres en forme de toutou à base de ballons
enfantins, d’aspirateurs sous plexiglas, de capsule de bouteille
qui fait office de miroir dans la Galerie des Glaces, de homard écarlate
en suspension, du flic en train de verbaliser un ours ! Car personne, vraiment
personne, ne jette le moindre coup d’oeil sur les tableaux, le mobilier
et les ors du château qui se fondent en une continuité monotone
face aux sursauts flamboyants des oeuvres de Jeff Koons. Oui, le public
s’agglutine en masse autour de celles-ci, il les photographie avec
frénésie, et le chic du chic pour le touriste, qu’il
soit japonais, russe ou australien, est de se faire photographier devant
le fameux « rabbit » en métal argenté. Et quel
enthousiasme, quelle excitation, des éclats de rire, « how
nice », « gorgious » s’exclame les ressortissants
anglo-saxons ! Cris d’enthousiasmes chez les asiatiques ! Gargarismes
admiratifs chez les russes ! Versailles ressemble à un grand cimetière
des vanités défuntes, au point qu’il est à parier
que bien des touristes doivent penser que le château a pour vocation
désormais de servir d’écrin muséal aux oeuvres
d’artistes contemporains. Force est de constater qu’une seule
culture l’emporte aujourd’hui : le kitsch. Une culture de l’immédiateté,
qui se manifeste par des formes schématisées, des couleurs
qui flashent, des volumes doux et ronds empruntés à l’univers
animalier de la bande dessinée. L’art contemporain aussi s’est
mis à l’heure du kitsch.
Défaite absolue du critique Clément Greenberg, qui, en son
temps, défendait une avant-garde opposée à la culture
de masse naissante, celle de la BD, de la télévision, du
cinéma hollywoodien. C’est bien la culture kitsch qui triomphe
avec Jeff Koons, témoin encore cette oeuvre où figure Michael
Jackson conversant avec un singe. La messe a été dite et
redite pour stigmatiser cette culture. Roland Barthes tout d’abord
avec son analyse du mythe de la DS 21 dans les années 1960 : le
grand public confronté à une société âpre,
injuste et violente, a besoin de croire en un univers doux et enfantin
qui se nourrit d’une « esthétique du lisse » qu’on
retrouve dans le design automobile. Baudrillard aussi : selon lui, nous
serions dans une culture de « l’éjaculation précoce »,
celle d’un spectateur distrait n’accordant qu’un dixième
de seconde à l’oeuvre qu’il regarde, une culture où le
fétichisme des apparences, le « simulacre », la copie,
la falsification deviennent plus « réelles » que le
réel luimême. Marshall Mac-Luhan aussi avec son « medium
is message » : ce qui compte dans notre univers, ce n’est
pas tant le contenu que le contenant, le fond que la forme, la réflexion
que l’affect. Guy Debord enfin : le « spectacle », l’esbroufe,
l’aliénation, sont devenus l’opium culturel d’une
société de consommation vouée au profit. Cette culture
de masse enfantine, basée sur le mythe du « happy end »,
a commencé avec Walt Disney et la figure de Mickey, elle a trouvé ses
thuriféraires avec Warhol, aujourd’hui avec Jeff Koons, sans
oublier les incontournables Takasha Murakami et autre Damien Hirst.
Bref, notre monde est voué au kitsch scintillant, une culture qui
tourne le dos à l’histoire, aux traditions, aux spécificités
locales, à la réflexion. Le génie machiavélique
de Jeff Koons est celui d’un publicitaire qui occupe les devants
de la scène en esthétisant ce kitsch mondialisé. De
fait, les oeuvres de Koons incarnent parfaitement l’essence d’une
culture planétaire vouée à l’immédiateté de
la perception. Bien sûr, les sophistes prétendent qu’ en
exposant les travers régressifs de notre civilisation, Koons ne
fait que les dénoncer. L’artistes se moquerait d’une
société dont les nouveaux dieux sont les aspirateurs, les
animaux en peluche, les jouets qui réjouissent parents et enfants.
L’argument est recevable, avec cette réserve que le procédé date
des années 1960, et c’est Warhol qui l’a inventé.
Koons ne serait-il pas qu’un besogneux académicien du kitsch
? Un kitsch qui « parle » certes au grand public bien davantage
que les nymphes et autres divinités mythologiques des plafonds peints
de Versailles, un kitsch accaparant les regards bien plus efficacement
que les dignitaires perruqués de la monarchie française,
un kitsch enfin frappant l’imaginaire plus fortement que le cortège
de lustres à pampilles alignés militairement dans la Galerie
des Glaces. Jeff Koons assassine la demeure des rois de France comme Disney
anéantit toute culture vernaculaire. Aujourd’hui, le château
dont les enfants rêvent n’est plus Versailles, mais une sorte
de « modèle », de « simulacre » de château,
celui pixellisé où dansent les gracieuses petites poupées
Barbie. La question se pose : fallait-il qu’un ancien Ministre de
la Culture se porte caution d’une opération réussie
de néantisation d’une culture, la nôtre, celle du Château
de Versailles, une culture en état de fossilisation avancée,
dans un « village planétaire » voué à la
mode, au « glamour », à l’éphémère
de purs et gratuits coups de poing visuels ? •
|