Traces du sacré, sous la
direction de Jean de Loisy, Centre Pompidou,
456 p., 49, 50 €
La Revanche des émotions, essai sur l’art contemporain, Catherine
Grenier, Seuil, « Fiction & Cie », Seuil, 204 p. , 19 €
Maintenant que l’exposition Les Traces du sacré a fermé ses
portes, qu’en reste-t-il ? En premier lieu, le souvenir d’une
exposition qui a attiré beaucoup de monde et entraîné de
nombreuses discussions et même de violentes polémiques. Celles-ci
portaient bien sûr sur l’ambiguïté du titre, d’aucuns
croyant qu’il s’agirait d’une présentation d’oeuvres
ressortant de l’art sacré – en fait des adeptes involontaire
du père Couturier. A ce propos, Jean de Loisy, l’auteur de
cette grande mise en scène, a soigneusement protégé ses
arrières en ménageant une section sur ce thème, avec
une maquette de l’église de Ronchamp (1951-1954) de Le Corbusier,
des compositions de Rouault et enfin un élément préparatoire
de la chapelle du Rosaire de Vence décorée par Matisse entre
1949 et 1951. Mais la question était bien ailleurs. Il s’agissait
pour lui de montrer comment le sacré avait été vécu
dans l’art. Tout commence par Nietzsche peint par Edvard Munch et
la mort de Dieu, un tableau de Friedrich, un dessin de Victor Hugo, le
Golgotha de Strinberg, une gravure de Goya… Et puis voici un tableau
de Damien Hirst, Pardonnez-moi mon père parce que j’ai péché (2007)
- un triptyque noir qui est en réalité une accumulation phénoménale
de mouches mortes : la symbolique de la chose est un peu trop au premier
degré (la mort, le pourrissement, la chair misérable qui
retourne à la terre…) Le visiteur passe ensuite dans un monde
chargé d’ambiguïtés, celui des théosophes,
des religions syncrétiques, des Rose-Croix, qui correspond à une
partie non négligeable de la peinture symbolique fin de siècle.
On trouve dans cette vaste section des oeuvres vraiment passionnantes,
Esquisse pour Prométhée (1904) de Jean Delville, Ad Astra
(1894) du Finnois Gallen-Kallela, Evolutie (1911) de Piet Mondrian, un
Autoportrait d’Aleister Crowley (circa 1920). Assez curieusement,
les salles suivantes continuent à explorer ce filon avec Marcel
Duchamp – incontournable ! - (le Buisson, 1910-1911), Frantisek Kupka
(Le Rêve circa 1906-1909, Le Premier Pas, circa 1910-1911), Maurice
Denis, Hilma Af Klint, Guylia Pap pour arriver aux extravagances d’Augustin
Lesage (Composition symbolique sur le monde spirituel, 1923- 1925). On
peut affirmer que c’est ce versant de la mystique de la fin du XIXe
et du début du XXe siècle qui est le grand pivot de cette
affaire – en tout cas la question sur laquelle Jean de Losiy insiste
beaucoup, puisqu’on retrouve Rudolf Steiner et Hans Scharoun, par
exemple. Malevitch, Brancusi et Mondrian font valoir une forme de spiritualité qui
repose sur des principes modernistes opposés à tout ce qui
précède. C’est sans doute la partie la plus belle de
cette manifestation. Il faut aussi souligner l’importance et le nombre
des oeuvres des expressionnistes allemands, Erich Heckel, Franz Marc, Otto
Dix, Max Beckmann, ce qui permet de prendre en considération un
autre genre de spiritualité dans l’expression plastique. Les
danses rituelles, les cultures païennes D’Afrique et d’Océanie
se retrouvent confrontées aux attitudes blasphématoires d’un
Masson ou au sacrifice du Minotaure par Picasso ou aux oeuvres blasphématoires
de Dali et de Max Ernst…
En somme, les problématiques se multiplient dans une installation
qui a de toute façon la forme d’un labyrinthe. L’introduction
de l’art contemporain ne fait que rendre ce parcours encore plus
problématique. Bien sûr ne figurent pas les ouvrages les plus
offensants comme La nona ora de Maurizio Cattelan, mais son petit garçon
qui dit ses prières à genoux et dont on découvre qu’il
porte le visage d’Hitler adulte (Him, 2001) peut frapper une imagination
fragile, mais n’est au fond qu’une boutade visuelle. Dans ce
domaine, on peut se poser bien des question. L’oeuvre de Bill Viola
(Room for St. John of the Cross, 1981) est explicite, un peu trop même
et est le colloque d’une maquette de sa cellule telle que l’artiste
se l’imagine et un film où l’ont voit de hauts sommets
balayés par les vents. En ce qui concerne Joseph Beuys, on comprend
bien la présence des crucifixions réalisée en 1948
et 1949, et on comprend que Beuys a tenu à créer le mythe
d’un lien chamanique entre les êtres dans le film de la performance
I Like America and America Like Me (1974). A partir de là, on est
confronté à des expériences en tous genres, comme
l’expérience psychédélique à laquelle
une salle entière est consacrée, et à tout ce qui
peut être lié aux substances hallucinogènes employées à des
fins rituelles d’Henri Michaux aux écrivains de la Beat Generation
(W. S. Burroughs, Allen Ginsberg et aussi Brion Gysin et John Giorno).
Pour le reste, dès qu’il s’agit d’art contemporain,
il y a souvent une naïveté au premier degré qui déconcerte.
Stance Reward de Jonathan Monk et L’Espérance a un fil de
J.-M. Alberola, me semblent des propositions modestes en pensée
et en acte. Mais peut-être est-ce que je n’ai pas compris le
vrai sens de l’art contemporain qui repose sur des conceptions inédites,
comme l’explique Catherine Grenier dans son étude La Revanche
des émotions: à l’en croire, tout reposerait sur le
jeu d’interférence de l’empathie et de la résilience
(principes pris à Boris Cyrulnik). Elle parle d’«oeuvres
symptômes» qui constituent «le surgissement visuel du
malaise de l’instant social présent». Pourquoi pas.
Mais qu’il y a-t-il dans cette définition de différent
avec le Radeau de la Méduse de Géricault, par exemple ? Mais
là où les choses se gâtent c’est quand elle s’applique à expliquer
le rapport de ces artistes avec l’histoire : « Là où la
modernité nous avait habitué à des oeuvres s’inscrivant
par la nature du fait d’une autoréflexivité revendiquée,
dans une dialectique ouverte entre le temps présent et l’histoire,
les artistes actuels placent leur travail sous le signe de l’intemporalité du
présent ». Soit. Cela signifierait que l’amnésie
est au coeur de la question actuelle. Ce n’est pas tout à fait
exact et d’ailleurs l’auteur se corrige sur ce point en parlant,
entre autre de zeitlos, «perte du sentiment historique du temps»,
qui se change plus loin en sorte de distorsion leibnizienne par « le
rapport matriciel à la modernité, tout en affirmant, à côté de
la figure mère édénique [sic], la présence
de père tutélaire ». Si on la suit bien, c’est
tout et son contraire. L’exposition de Jean de Loisy n’est
pas tombée dans ce travers, même s’il a sacrifié à quelques
démons familiers de l’A. C. C’est au moins la mise à notre
disposition d’un vaste corpus d’oeuvres permettant de mettre
en acte de vastes discussions sur le religieux, le sens du sacré,
la transgression et les visions divergentes sur le divin. Et le catalogue
contient une littérature substantielle et assez diversifiée
pour aider le spectateur à comprendre ou à s’interroger.
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