Il fut un temps où les marchands de tableaux dominaient le marché de
l’art. On ne disait pas encore galeriste mais bien « marchand »,
le terme ayant encore une acception noble. Marchand était davantage
qu’un métier, un sacerdoce, où l’important n’était
pas tant de vendre des toiles que de défendre une idée de
l’art, une école, une vision de la peinture jugée pertinente
au regard des écoles du passé. C’est ainsi que Durand-
Ruel s’engage aux côtés des Impressionnistes, Ambroise
Vollard croise le fer en faveur de Van Gogh et de Gauguin, tandis que Kahnweiller
se fait le défenseur des Cubistes : Picasso, Braque et Juan gris
en particulier. Cette prédominance des marchands « innovateurs »,
pour reprendre une terminologie de Raymonde Moulin, aujourd’hui n’a
plus court.
Non que les marchands seraient aujourd’hui moins talentueux ou moins
engagés que leur prédécesseurs, mais tout simplement,
parce qu’il est un phénomène qui aujourd’hui
monopolise l’attention des collectionneurs : les grandes messes des
enchères, les ventes publiques, et plus particulièrement
celles organisées par les deux multinationales qui se partagent
le marché, les maisons Sotheby’s et Christie’s. Cette
montée en puissance de la vente aux enchères comme instance
de légitimation de l’art remonte au lendemain de la Seconde
guerre mondiale. C’est le moment où Peter Wilson, l’auctioneer
sans doute le plus talentueux de tous les temps, prend la direction de
la firme Sotheby’s et décide de radicalement changer les méthodes
de la vieille maison anglaise. Il comprend en particulier deux choses.
Primo, que le marché de l’art ne peut s’affranchir d’une
bonne dose de communication et surtout du spectacle, mais pas le spectacle
de music hall, le spectacle des gens du monde mettant en scène leur
propre snobisme. Le marché de l’art est en ce sens proustien.
Les nouvelles fortunes essaient de se donner une légitimité sociale
en collectionnant des oeuvres d’art. Tout collectionneur est une
Madame Verdurin voulant singer la duchesse de Guermante. C’est ainsi
que le rusé Peter Wilson, ayant donc parfaitement assimilé le
système, eut la bonne idée de faire venir la Reine d’Angleterre
lors d’une exposition de tableaux impressionnistes à Bond
Street. Les oeuvres ainsi royalement intronisées enregistrèrent
les premiers records de la Peinture Impressionniste, loin devant les oeuvres
anciennes, mobilier ou peinture, qui caracolaient jusqu’à présent
en tête des enchères. Peter Wilson concevait la vente aux
enchères comme un cérémonial, il aimait tenir le marteau
en tenue « black tie » et charmer un auditoire de son accent
oxfordien. Acheter un tableau ne procède autant de la passion de
l’art que d’un geste narcissique consistant à se mettre
en scène en tant que collectionneur cultivé et nanti. Secundo,
Peter Wilson comprend que le marché est un spectacle qui pour être
vraiment efficace ne peut être qu’international. C’est
ainsi que Peter Wilson rachète en 1964 la firme Parke Benett de
New York, et entame une course contre la montre pour tisser un réseau
de succursales mondial. Christie’s emboîte le pas. Aujourd’hui,
vendre un tableau chez Soheby’s ou Christie’s, c’est
autant le proposer à New York, qu’à Paris, Hong Kong,
Singapour, Londres, Rome, et même Bordeaux, où les deux multinationales
ont aussi des bureaux.
Cette montée en puissance des ventes internationales ne signifie
pas bien sûr la fin des marchands. Des personnalités comme
Léo Castelli continuent à faire la pluie et le beau temps,
et force est de constater que les artistes qu’il a défendu
successivement sont devenus les piliers de l’histoire de l’art
américain. Si ce n’est que les méthodes de Castelli
n’ont rien à voir avec celle de ces prédécesseurs
européens. Ces derniers ne s’intéressaient qu’à un
très petit nombre d’artistes dont ils assuraient la promotion
sur une très longue durée (Kahnweiller rencontre Picasso
et ses Demoiselles d’Avignon en 1905, mais ce n’est qu’en
1955 qu’il commence à vendre avantageusement des toiles du
maître catalan ), tandis que Castelli mise sur une flopée
d’artistes, dont il escompte toucher les dividendes à court
terme. Le marchand new-yorkais s’est tour à tour investi en
faveur d’écoles aussi disparates que l’Expressionnisme
abstrait, le Minimalisme, l’Art conceptuel, le Pop, la peinture néo-expressionniste
des années 1980 : bref, l’art contemporain commence à se
conjuguer à partir des années 1960 davantage dans le court
terme de la mode que dans l’intemporalité de la transcendance.
Le cérémonial de la vente aux enchères ne vise pas
tant à confronter l’offre et la demande qu’à fabriquer
de toute pièce, par un travail d’intox en direction des collectionneurs
invités à toute sorte de cocktails, dîners et expositions,
un prix record. Duchamp est passé par là : on sait depuis
l’Urinoir que ce n’est pas tant l’objet qui fait oeuvre
que la manière de le présenter, de le faire désirer,
de le vendre. Dans un monde de l’art sans critère défini
de jugement, seul le prix de vente sert d’indicateur de la valeur
de l’oeuvre. L’art contemporain n’est autre que l’art
d’inventer un prix record, peu importe l’objet concerné.
Le bluff est une des méthodes de commercialisation de l’art.
On se souvient de l’affaire des Iris de Van Gogh en 1987. La toile
avait été donnée comme vendue à un prix record,
si bien que l’art était vu comme l’ultime valeur refuge
face à des marchés financiers qui venaient de subir une forte
baisse. Si ce n’est qu’une journaliste courageuse, Géraldine
Normann, avait révélé la vérité. Vendue
certes, mais non payée par son acheteur, en l’occurrence,
Alan Bond, le magnat de la bière en Australie, lequel avait bénéficié d’un
important crédit, accordé par Alfred Taubman, le patron de
la maison de vente, mais non honoré. L’oeuvre avait donc été vendue,
mais non payée. Elle se trouve aujourd’hui au musée
Guetty.
La montée en puissance des maisons de vente n’a fait que se
renforcer avec cette nouvelle pratique : l’achat de stocks complets
ayant appartenu à des marchands de tableaux, et destinés à être
revendus. On sait que le fond de la galerie Pierre Matisse a été cédé à une
des deux multinationale de l’art. Même sort réservé au
stock d’oeuvres accumulées par Jeffrey Deitch, critique et
marchand d’art, auteur du livre de référence sur Basquiat,
et commissaire de l’exposition historique « Post Human »,
qui eut lieu à Lausanne en 1992.
Depuis une dizaine d’année, l’art contemporain, naguère
devancé par l’Impressionnisme et la Peinture Moderne, mène
la danse en terme de prix record et de chiffre d’affaire dans les
ventes de Londres et New York. La raison est que les maisons de vente n’ont
d’autre choix que de développer ce secteur où l’offre
est théoriquement inépuisable, afin d’accroître
leur chiffre d’affaire et de préserver leur rentabilité.
Dans le secteur des tableaux et dessins anciens, comme dans celui du mobilier
dix-huitième siècle, voire des livres, la rareté croissante
des oeuvres est un obstacle au développement des maisons de vente.
On comprend donc qu’en terme économique seul l’art contemporain,
où les prix records sont façonnés à loisir
par d’habiles campagnes de marketing, devient une garantie de profit
pour l’avenir.
L’art contemporain est devenu une industrie financière, dont
les coûts de promotion et de fonctionnement sont de plus en plus élevés,
médiatisation mondaine oblige. Si bien que la vocation d’une
oeuvre est de se vendre chère afin de rentabiliser les frais qu’elle
a engendrés. Les critiques sont devenus les hommes sandwich d’un
art contemporain, certes de plus en plus kitsch, voire visuellement élémentaire,
mais qui a besoin d’être soustendu par une réflexion
philosophique pour se vendre. La surenchère intellectuelle est le
ferment de la surenchère financière. Dans un monde anglo-saxon,
encore imprégné de protestantisme, de suspicion à l’égard
du visible, le « concept », l’intelligible sont des produits
qui font recette. Si ce n’est que, comme l’a en son temps souligné Andy
Warhol, le seul concept en vigueur est celui de l’équivalent
monétaire de l’oeuvre d’art.
Et les galeries dans tout ça ? Elles font de la résistance
face aux multinationales de la vente aux enchères, en organisant
des tirs groupés à forte résonance médiatique
: foires d’art contemporain, notamment foires de Bâle ou de
Miami. Mais force est de constater que les jours des galeries d’art
sont comptés face à la spectaculaire surface financière
des maisons de ventes, qui pour la plupart sont adossées à des
groupes industriels d’importance et bénéficient donc
d’importantes d’économies d’échelle. La
vente Damian Hirst chez Sotheby’s qui s’est soldée cet
automne 2008 par un immense succès, et où l’artiste
a directement mis en vente ses oeuvres en se passant ainsi des services
de son marchand, le très réputé et redouté Larry
Gagosian, sonne le glas d’un marché de l’art où les
galeries artisanales avaient leur mot à dire. Il n’est que
l’aboutissement d’un processus commencé au lendemain
de la seconde guerre mondiale, où l’art devient un spectacle,
mieux une religion mondaine, dont le dieu universellement regardé,
adoré, vénéré, est le tableau convertisseur
de monnaies, situé au dessus de la chaire de l’auctioneer,
et sur lequel défilent, pendant la messe des enchères, la
montée des saints dollars, saints euros, saints francs suisses,
saintes livres sterling, saints roubles, saints yuans, saints yens. Amen.
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