Devenir
peintre est une décision tout aussi
concrète et pratique que métaphysique,
abstraite, tragique. C’est aussi
peut-être une manière d’opposer être
et devenir comme s’opposent vérité et
illusion. Qu’il soit acquis ou inné le
déterminisme de l’artiste
tient ainsi au besoin de « perdre » sa
vie pour tenter de toucher au fondement
de la mécanique individuelle et
sociale par des moyens qui échappent à toute
forme de logos et donc de certitude. C’est
une postulation sur le fini. Ce déterminisme
pose en outre le problème du temps,
de l’espace donc de notre dimension
existentielle fondamentale. Acceptant (ou
subissant à l’origine) cette
nécessité qui s’est
affinée avec le temps, James Coignard
a donc fait de sa peinture un chemin, un
moyen de connaissance. Les oeuvres en sont
plus que la trace : les « résidus » alchimiques.
Et il fait aimer sa et la peinture pour
ce qu’elle est, la regarde dans les
yeux et parler d’elle dans son langage
qui est lumière, espace et couleurs.
Musique aussi.
Nous y reviendrons. Peindre, c’est exprimer le monde par la lumière
qui sonne en une perspective à mi-chemin entre l’abstraction
gestuelle, dont le peintre a retenu le goût des textures riches
et empâtées, et l’abstraction géométrique,
visible dans la structuration de la surface en bandes, pans, morceaux.
En tant que peintre Coignard savait qu’il pouvait faire beaucoup
de choses, mais il avait conscience des limites de la peinture. Et ce
sont ces limites qu’il a interrogé comme l’a encore
prouvé encore quelques mois avant sa mort la rétrospective
au musée Faure d’Aix les Bains, haut lieu de l’Impressionnisme..
Cette exposition a permis de remettre en valeur la qualité éminemment
musicale du travail de l’artiste : couleurs et rythmes délivrés
de l’imitation sont mis en accords et désaccords dans ce
qui tient non à l’abstraction ou à la figuration
mais au transitif. Dans ce qu’il déchire ou décale
la question du passage est omniprésente. Ne faut-il pas voir sinon
une présence divine du moins un surcroît d’être
comme si à la fin d’un siècle laïque et prosaïque
(en peinture plus qu’ailleurs) surgissait chez le peintre cette
nostalgie qui avait gardé pendant si longtemps la peinture près
de la spéculation religieuse ? Qu’on soit clair pourtant
: la peinture de Coignard ne possède rien de religieux ou de sacré.
Elle inscrit à l’inverse des formes et leurs espérances
qui ensanglantent toute forme d’Idéal. C’est pourquoi
le peintre éclaire ses tableaux par une lumière qui enfle
en se divisant. On peut y lire la désillusion, la mélancolie
au sein d’une majesté toujours contestée mais où c’est
bien une beauté (mot désormais honni…) qui s’affirme.
L’artiste en ses toiles offre ainsi un change plus qu’un
sceau - d’où la transitivité de son travail là où l’espace
est comme troué pour mettre à jour des leurres qui ne sont
peut-être que ceux de la vie.
La « musique » de Coignard ne sublime
pas ou n’exalte pas : son ambition est de
faire vivre de l’intérieur le mystère de la
vie qui fait de quelques instants l’éternité.
Ce sont ses instants de fugacités -
qui portent en eux leur déchiure - que le
peintre a déposés par ses formes, ses
couleurs, ses collages. Plus que des
dépôts ou des dépositions, il s’agit de
contenus d’existence. Et dans la liberté
générale de la peinture contemporaine,
l’artiste a su exprimer son tempérament,
sa sensibilité en ne renonçant ni à
la liberté ni à la peinture parce chez lui
n’échouent jamais sur ses toiles des
rêveries grossières et à court terme. |
Renonçant
a ce qu’il savait mieux faire,
le créateur a su toujours changer de
registre et n’est donc jamais tombé dans
le « savoir faire », la maniérisme personnel.
C’est sans doute pourquoi sa peinture
« tient », retient et retiendra.
Marcelin Pleynet ne s’y est pas trompé.
Il fut le premier à consacrer l’artiste
comme un des plus importants de notre
temps et il a compris comment celui-ci a
su offrir un affinement (l’inverse d’un
raffinement) esthétique des dehors
affectifs et des situations d’existences.
En effet si sa peinture gît sous le poids
du monde dans lequel l’artiste a vécu,
par ses souffrances et ses joies, ses
ivresses et sa lucidité, le peintre a atteint
une sorte d’harmonie ouverte à des
libertés neuves.
Sauvant la peinture de l’étouffement
sous laquelle la tradition d’un côté et des
expériences « extra-territoriae » de
l’autre l’ont écrasé, il a su créer
par
pans, plaques, quadratures, des couleurs
aux vibrations dures et des modulations
capables de donner à ses oeuvres une
atmosphère tendue. C’est pourquoi, et
jusque dans ses dernières toiles, émerge
le besoin cruel de survivre qui transparaît
dans la couleur claire et des sortes
de fragments rectangulaires semblables
à des haires ou des disciplines appliquées
par celui qui, devenant moine mécréant, a été poussé à une
tentation qui ne l’a plus quitté. Elle tient de la vérification
angoissée de ce qu’il avait jusque là créé et
qui l’a poussé vers une sorte de quintessence là où l’objectivité
des lois harmoniques sont contredites
par ce que l’artiste sentait qu’il devait
encore reformuler de manière plus évidente.
Avec le temps l’oeuvre devient sinon
sans entrave du moins dégagée de ce qui
n’était pas sa composante essentielle, sa
détermination active. Des dernières
toiles plates en apparence comme des
épures de carrelage surgissent un
rythme effréné : celui de la vie qui part
mais qui pour autant n’a rien de morbide.
Jusqu’à son dernier souffle et jusqu’au
bord du gouffre Coignard l’aura fait jouer, d’autant plus
jouer que ce gouffre s’il ne le fascinait pas, l’attirait
comme il saisit tout peintre : si celui-ci en effet n’est pas pris
de vertige comment peut-il créer sauf à se croire un pur
esprit ?
James Coignard n’aura donc fait pendant
toute sa vie que tenter de croire que
rien ne vaut sur terre que la terre même
si c’est en son ventre que nous connaîtrons
le néant dont nous sommes un
temps revenus. C’est pourquoi sans
doute en regardant ses tableaux nous
gardons les yeux sur l’Enigme qui nous
traverse, qui fait de nous le peu qu’on
est et dont sa peinture donne par ses
interstice plus qu’une image : une idée.
Non juste une idée mais une idée juste
même si non vérifiable - sans quoi
d’ailleurs l’énigme comme l’art n’existeraient
pas. |