Qu’est-ce
qui fait rêver Luce Delhove ? Jusqu’à une
date récente, c’était les
relations formelles que la lumière pouvait
engendrer dans un espace abstrait et essentiellement
géométrique. C’est ce qui
apparaît en l’occurrence dans la
suite de dix oeuvres sur papier qui ont été présentées
au musée José Luis Cuevas à Mexico
pour l’exposition Lecciones de tinieblas
en mai 2008. Pour dire les choses simplement,
ce sont des grilles formées par des lignes
verticales et horizontales formant une maille
plus ou moins serrée qui laisse filtrer
la couleur blanche et produisant donc des compositions
plus ou moins sombres. C’est un peu le
principe de la camera oscura dont on agrandirait
ou réduirait l’orifice laissant
entrer la lumière. Mais c’est aussi
une autre manière d’envisager la
peinture, comme si la lumière était
réintroduite dans un espace résolument
conventionnel et abstrait. En sorte que l’artiste
retrouve l’esprit qui a pu guider de grands
artistes et de grands chercheurs comme Turner,
Manet, Monet ou Ziem lorsqu’ils ont décidé de
travailler dans la Sérénissime
République, la lumière si particulière
de la ville et de la lagune métamorphosant
profondément les rapports chromatiques
et même l’intelligence du sujet traité.
Le grand cycle graphique baptisé Venezia
joue sur les reflets de l’eau, les brumes,
les formes des architectures, des piliers, des
pontons sans jamais les traduire sur le mode
figuratif. Cette réflexion s’est
prolongée dans bien d’autres travaux
par la suite, par exemple dans Lignes du territoires
(1994) qui procède par saturation de la
surface par l’intensité du noir.
Mais, dans ses rêves, jamais la pure forme n’a été la
règle. La spéculation formelle est un point de départ
qui est associé à d’autres principes. L’imprimerie
est l’un d’eux. Luce Delhove est un graveur émérite.
Tout ce qui touche à cette sphère la passionne. Elle explore
depuis ses débuts toutes les possibilités qu’offrent
les techniques mises à sa disposition, de la xylographie à la
pointe sèche en passant par la lithographie et l’eauforte.
Comme elle aime suivre le cours des associations jusqu’à leurs
termes insolites ou purement fictifs, la rigueur la plus stricte étant
liée dans son esprit à l’imaginaire le plus débridé,
la notion d’impression a vite pris un tour singulier. Elle a utilisé des
tissus pour les intégrer à la texture de ses oeuvres peintes
ou dessinées ou pour en marquer la surface par empreinte.
C’est alors qu’ont vu le jour des suites de sculptures et de
tableaux sur des thèmes liés au Moyen Age (Obscurité médiévale,
Cotte d’arme, Tension de Raimbaut, oeuvres exécutées
entre 2001 et 2004). La démarche au fondement de ses créations
récentes prolonge ces préalables, mais les applique tout à fait
différemment. La plupart des compositions réalisées à Bogliasco
et, un peu plus tard, à Rome et à Milan, ont été engendrées
par frottage. Elle a utilisé un papier spécial, qui rappelle
le papier chinois, mais beaucoup plus résistant. Cette analogie
est recherchée : les formes qui s’impriment sur la surface
de la feuille rappellent la peinture ancienne extrême-orientale.
Leur format aussi renforce cette analogie, puisque les plus grands de ces
papiers mesurent jusqu’à deux mètres cinquante de haut
- ce seraient des kakemonos modernes. La technique elle aussi est moderne
puisque ce genre de frottage a été tenté par Victor
Hugo dans ses lavis et exploité avec succès par Max Ernst
au début de sa période surréaliste. Le résultat
se traduit par des lignes et des silhouettes essentiellement végétales
puisque ce sont des feuilles, des écorces, des gousses de palmiers
qui ont servi de support et de modèle. Toutefois, une multitude
d’images en sont induites, des images qui appartiennent à un
rêve fait de sensualité et même d’une pointe d’érotisme.
Ces sinuosités, ces arabesques, ou ces pointes effilées qui
paraissent tranchantes comme des lames de rasoir constituent la représentation
métaphorique d’un monde intérieur chargé d’émotions
et de désirs, mais aussi hanté par des fantasmagories violentes.
En somme, elles prennent l’aspect de la matière dont les rêves
sont faits et qui, pour reprendre une expression célèbre, « dreams
that money can’t buy ». Les dernières oeuvres de Luce
Delhove sont une fiction qui se développe en noir et blanc sur ces
papiers avec l’esprit pictural de l’Orient et la recherche
graphique la plus moderne. L’équilibre à la fois fragile
et puissant entre le noir et le blanc est de temps à autre rompu
par des taches de couleurs qui en bouleversent le sens et esquissent de
nouvelles perspectives pour en goûter les suggestions charnelles
et sauvages derrière ces apparences si sages et si apaisantes. |