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Trois figures mythiques :
Bataille, Pessoa, Voghera |
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par Gérard-Georges Lemaire |
Georges Bataille disparaissait il y a plus de cinquante ans. Que reste-t-il aujourdhui de sa pensée et de son uvre protéiforme ? Cest assez difficile à définir. En tout cas un intérêt de la part des lecteurs, car le volume des ouvrages de fiction qui vient de paraît dans la Bibliothèque de la Pléiade a vu le jour sur linsistance des amateurs de cette prestigieuse collection. Ce chartiste studieux, qui soutient sa thèse en 1922 sur LOrdre de chevalerie, un conte du XIIIème siècle, gravit sagement les degrés de sa carrière de bibliothécaire, de la 6ème à la 1 ère classe, juste avant la guerre, entre la à la Bibliothèque nationale en 1922, se lance bientôt dans laventure surréaliste, dès 1924, rompt avec Breton, renoue avec lui et rompt encore, définitivement. Il participe aux revues Contre-Attaque et Documents, puis crée Acéphale. Il devient lami de Leiris, de Caillois et de Klossowski et, avec eux, fonde le Collège de sociologie, qui voit le jour en novembre 1937 et auquel sassocient Kojève et Rougemont. En 1928, il publie une édition très limitée de LHistoire de lil avec des illustrations dAndré Masson en 1928, deux ans après avoir découvert les écrits de Sade. Ce qui frappe dès lors dans la démarche de lauteur, cest quil associe étroitement événements autobiographiques et éléments théoriques. Lérotisme a ici deux fonctions : provoquer le trouble pour que lexpérience " vécue " du dépassement soit le moteur de la lecture, et que celle-ci serve à mettre en scène un mode dinterprétation de lhomme et de la société humaine. Ces textes romanesques ne sont que la théâtralisation de cette réflexion qui est née des cendres de la philosophie. A légal de Pierre Klosowski, Bataille a créé une littérature qui rend tangible un accomplissement de la pensée, qui est indissociable dune émotion violente de lêtre. Cette participation humorale au monde est la clef du Bleu du ciel et de lAbbé C exclue toute autre forme romanesque. Et cest dailleurs là la faculté de lécriture érotique : elle efface toutes les conventions et ne retient de lunivers sensible que ce qui peut servir à la montée du désir et à la transgression quil suppose. Le meilleur guide à luvre créative de Bataille est sans aucun doute son Erotisme, somme de toute une existence et " système philosophique " tel quon a pu le concevoir après la mort de la philosophie. Ce nest donc pas en parallèle que Bataille produit de la fiction mais dans une relation de miroir avec des ouvrages tels que Le Coupable ou La Littérature et le mal. Quil publie encore Madame Edwarda en 1956 sous le pseudonyme de Pierre Angélique est lultime ironie de laffaire : ce quil élabore dans les termes du savoir nest peut-être pas audible ou acceptable dans les termes du social.
Romans et récits, préface de Denis Hollier, sous la direction de Jean-François Louette, Bibliothèque de la Pléiade, NRF, Gallimard.
Fernando Pessoa (1888-1935) ne laisse pas de fasciner. Et la grande malle renfermant ses manuscrits semble une caverne inépuisable doù sortent les livres en quantités pléthoriques. Heureusement quil y a quelques bonnes âmes pour nous guider dans le labyrinthe complexe de cette uvre écrite à mille mains (le nombre de ses hétéronymes ne cesse de croître à mesure quon dépouille ses notes et projets !) Teresa Rita Lopes fait partie de ces guides inestimables. Elle est consciente de la difficulté de la tâche en notant quil est " le poète le plus passionnant et le plus déroutant. Il occupe dans la littérature portugaise, nous pas une place mais plusieurs : il est à lui seul, comme il la prétendu, " toute une littérature ". " Son étude savante et judicieuse non introduit à sa relation au théâtre symboliste, et, par conséquent, à son uvre théâtrale. Notons quelle est bien plus importante quon le croit : il y a pas moins de quinze ébauches et trames inachevées dans la fameuse malle. Le Faust (publié chez Christian Bourgois) aurait deux connaître deux volets. Ecrit en 1908 et 1933, cette pièce a été rédigée comme une sorte de journal. Et il va y songer jusquà sa mort. Quant au Marin, cest une des uvres auxquelles il tient le plus à lépoque : il échoue à la publier dans A Aguia et parvient à linsérer deux ans plus tard dans la première livraison dOrpheu. Avec O Marinheiero, il veut atteindre le comble du théâtre symboliste, où il applique sa théorie selon laquelle il " tend à être uniquement lyrique et que le nud du théâtre nest ni laction ni la progression et la conséquence de laction, mais dune façon plus vaste la révélation des âmes à travers les mots échangés et la création des situations. " Avec Un singulier regard, on pénètre comme jamais on a pu le faire jusquici dans lintimité du poète. Il raconte ce quil a été, est désormais et surtout ce quil nest plus. Cest lhistoire de son cheminement intérieur qui est ici inscrit sous la forme dune journal désabusé. Le court recueil daphorismes intitulé En bref est en réalité une compilation de notes diverses qui complètent le Livre de lintranquilité (Christian Bourgois). Certains sont très frappants, comme : " La vue est le toucher de lesprit. ". Certains sont en fait signés de lun ou de lautre de ses doubles en littérature. Le malaise que provoquent ces deux éditions est évident : on est encore loin de tout connaître de Pessoa et donc loin de pouvoir commencer à laborder tel quen lui-même
Fernando Pessoa et le drame symboliste, Teresa Rita Lopes, Editions de la Différence.
Le Marin, Fernando Pessoa, traduit et présenté par Françoise Laye, Christian Bourgois.
Un singulier regard, Fernando Pessoa, traduit et préfacé par F. Laye, Christian Bourgois.
En bref, Fernando Pessoa, traduit par Françoise Laye, Christian Bourgois.
Giorgio Voghera (1908-1999) est un écrivain pour le moins insolite : il a attendu datteindre lâge de la retraite et de quitter son modeste poste à la compagnie dassurance triestine, la RAS, pour commencer sa carrière décrivain. Il raconte dailleurs avec beaucoup dhumour et une pointe damertume son expérience de gratte-papier dans Le Directeur général (La Différence, 2002) et dans un opuscule encore inédit en français Come fare carriera nelle grande amministrazioni, publié sous un pseudonyme, Libero Poverelli, chez Lint (Trieste, 1959). Et le plus grand mystère a entouré la publication de Il segreto (Le Secret, Seuil, 1996) sous le pseudonyme de lAnonimo triestino chez Einaudi en 1961. Préfacé par la fille dUmberto Saba, Linuccia, le roman connaît un grand succès. Les journalistes enquêtent pour percer le mystère de ce pseudonyme et finissent par remonter jusquà Voghera, à travers le personnage du petit Mimo Zevi, qui nest autre que lui-même. En partie démasqué, Giorgio Voghera insiste pour dire que le véritable auteur de son livre est son père Guido, grand intellectuel, ami de Svevo, de Saba, dErnesto Weiss, le fondateur de la psychanalyse italienne, mais qui na jamais écrit duvre de fiction. Jusquà sa mort, il va maintenir cette version, même si, dans une lettre écrite le 10 juillet 1961 à un proche, il avoue la supercherie. Mais personne na été dupe, ni sa mère, ni les amis intimes de son père.
Juif, fervent antifasciste comme son père, il réagit aussitôt aux lois raciales de décembre 1938 et décide de partir avec ses parents en Palestine. La guerre éclate et le voici prisonnier des Anglais. Ses longs mois de prison lui inspirent En prison à Jaffa (La Différence, 2002), publié par Studio Tesi en 1985. Et son expérience en Terre Sainte, où il reste jusquà lindépendance, lui inspire un autre livre important : Cahier dIsraël. Cest la création de lEtat hébreu à travers les yeux dun homme qui nest pas porté par lidéal sioniste, un récit autobiographique où il a consigné avec la plus grande liberté sa vision de lhistoire de ce pays qui tel quil la vu se construit à la fin de la guerre. Et il a voulu y faire prévaloir la dimension individuelle : " Dans le Cahier dIsraël, je me suis efforcé plus que tout de parler des quelques figures humaines qui mavaient frappé par leur humanité profonde et malheureusement assez profondément souffrante ; et presque par contraste, jai dû faire allusion aussi aux tragédies provoquées par lintransigeance des hommes. " (" Pourquoi jai publié le Cahier dIsraël", in Anni di Trieste, 1989). Il explique dans ce long essai où il explique son projet quil a destiné ce livre aux non Juifs : " Les Juifs, ces choses-là, ils les savent et les connaissent : ou du moins ils croient les savoir et les connaître
" Document unique en son genre, ce récit autobiographique est aussi un grand morceau de littérature dans loptique si singulière de Voghera, qui adoptetoujours une vision prismatique pour rendre compte dune réalité qui est nécessairement plurielle.
Cahier dIsraël, Giorgio Voghera, traduit par Carole Cavallera, " Littérature étrangère série italienne ", La Différence. |
Gérard-Georges Lemaire |
mis en ligne le 10/05/2005 |
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