(Albert Bitran, Carnet de dessins, La Main Parle éditions)
Il est arrivé à mon ami Albert Bitran dans sa jeunesse une aventure fort bizarre qui la marqué pour toute la vie. Il a rencontré une réalité qui ne figurait dans aucune nomenclature, encore moins dans ces traités savants sur la peinture où on en dissèque la structure jusquen la moindre de ses parties. Elle était observable, cette réalité, et même, pour ainsi dire, tactile et emplissait le regard, mais elle sen évadait sitôt que son esprit ou ses gestes tentaient de la saisir, refusant de se laisser mettre dans une cage, même dintelligence. La peinture, non plus en sa seule conception mais en sa pratique, était le seul moyen de piéger cette réalité, de la rendre visible pour soi et pour les autres, tout en sachant bien quelle continuait de se déployer au-delà de la feuille de papier ou de la toile et des signes qui tentaient de lappréhender.
Daucuns vous diront que cétait une étendue. Dautres, plus savants, un espace. Je crois quil sagissait dun champ, dun terrain si vous voulez, à condition doublier ses limites cadastrées pour nen retenir quun lieu daction. Un champ comme celui de la physique, une grandeur définie en tout point et à tout instant, précisément par une fonction de lesprit, mais dont lexpérience ne capte que certaines données, vous laissant à extrapoler le reste.
Ce travail au second degré de lartiste fait basculer la surface elle-même travaillée, prenante, du champ peint, vers une ou des ouvertures sur un ailleurs qui nest pas seulement un palimpseste ou le surgissement dun tableau dans le tableau, mais la percée du sens. La signature du sens avec ce quil comporte dinquiétude personnelle et dinquiétude sur la possibilité même de sexprimer, en 2002 encore, à laide des moyens que la peinture moderne sest inventés en sa prime jeunesse quand elle avait à conquérir un monde sur lequel aucun de ses devanciers navait ouvert les yeux.
Albert Bitran, peintre du surgissement, aura uvré, depuis quil sest découvert, face à ce que Motherwell appelle lensemble de la peinture moderne et hors des catégories de ce langage critique. Il naura eu de cesse on le vérifie dans chaque uvre de ce carnet que daffronter lexpression de son modèle intérieur avec ce répertoire de formes préexistantes que le monde extérieur, lhistoire même des arts, la modernité, la vie tout simplement, injectent à tout instant dans notre esprit. Il la payé, on sen doute, dun gros lot dincompréhensions, mais aussi dune conscience aiguë, intelligente, de ses enrichissements, de la mise en uvre de sa vocation.
Récemment, on sen souvient, il a déconcerté avec des Arcades parce quon acceptait à force ses affrontements « abstraits », « informels » avec des cadres de géométrie, tandis que larcade
Il sest à cette occasion payé le luxe de donner une clé biographique :
« Enfant, javais souvent rendez-vous avec mon père sous les arcades dIstanbul, eh bien, à chaque fois, jétais frappé par le fait quà lintérieur des arcades les êtres et les objets paraissaient plus plats ».
Il est en effet devenu le peintre de cette transformation du regard par les contacts entre formes juxtaposées. Traduisons : par les rencontres entre formes incongrues. Le voici du coup peintre de ces rapprochements poétiques dont Breton disait, dans son premier Manifeste quils font jaillir « une lumière particulière, la lumière de limage ».
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