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Lectures de lart
Lunique chambre noire |
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par Laure Versiglioni |
Il est des images qui rejoignent la photographie. Il ne sagit pas dévoquer les représentations fidèles, minutieuses, hyper-réalistes de la réalité mais exactement le contraire, cest à dire des images capables de saisir lenvers de ce visible. La représentation sapproche alors de la méthode photographique qui prend limage, la renverse, crée un négatif avant de le développer. Delocazione est une représentation du négatif, de lavant-tirage photographique. Elle capture par lenfumage et révèle sur les parois dun espace vide une réalité passée. Delocazione est un espace vide de présences physiques où pourtant le spectateur a la sensation de pénétrer dans un lieu habité. Labsence des objets précédemment exposés encombre les murs ; il ny a plus que leur trace fuligineuse à voir.
Delocazione est une recherche qui commence en 1970. En choisissant doccuper cette année-là dans la Galerie de Modena un espace qui servait de réserve, Claudio Parmiggiani découvre sur les murs la trace de la poussière accumulée au fil des ans. Lartiste décide dy ajouter sa « main » pour accentuer cette matérialisation temporelle ; il fait un feu avec des pneumatiques et des couvertures. Une fumée épaisse et grasse se dépose sur les objets quil retirera ensuite. Lombre devient alors une forme plastique, un modelé de poussière qui fixe de son empreinte lécoulement du temps. Cest lImago dans son étymologie. Limage est associée à la représentation pour signifier lêtre désormais invisible au regard. Pallier ce manque est constituer une représentation. Une représentation faite de cendre puis façonnée avec le foyer. Limage prend ainsi chair autour des restes du feu.
Cette image de Delocazione qui a figé le temps dans lespace peut être considérée comme une approche plastique de la photographie. La fumée sest emparée dun temps et dun espace avec ses vides et ses pleins pour les restituer en aplat, sur les parois. Bien que lorganisation de lespace se soit modifiée (les objets ont été retiré une fois lenfumage terminé), le lieu ne change pas, sopposant au temps qui en revanche sécoule, impalpable. Le temps nest observable que par comparaison entre deux points. Avant et après lenfumage entre deux clichés ou entre la réalité visible et un cliché antérieur à elle. Mais ici lavant et laprès sont côte à côte, sur une même surface, dans un même espace, il sagit alors de creuser cette image autour de la méthode photographique. Cet espace qui a emprisonné les temps est une sorte de chambre noire. Le spectateur est présent dans cette capture du monde où les images attendent dêtre révélées. Elles sont en suspension, leurs silhouettes se dessinent à lenvers, les pleins sont les vides. Le feu agit comme un révélateur. Se déplacer dans un espace où les objets sont présents par soustraction est comme prendre place dans un négatif.
Si par sa plasticité et par sa signification Delocazione sapproche de la technique photographique, cest pour placer le spectateur au plus proche du non-visble. Soudain lirreprésentable est un espace traversable. Lespace comme élément fixe, devient ainsi support du passage du temps provoqué. Ce geste intuitif qui ajoute une matérialité réfléchie à une matérialité naturelle donne forme à ce qui nen a pas : le temps. Une trace vieillie, une usure, que provoque son écoulement constant. Il sagit den accentuer encore la trace, de signifier avec plus dinsistance les contours pour donner plus déclat à ce qui était soustrait au regard et « observer le blanc fait de lumière quelle laisse (1) ». Cette poussière qui se dépose sur les reliefs, les aspérités et les restes colle au temps. Delocazione est une imago-poiesis, une image en train de se façonner. La matière même utilisée en dépôt pour ces images laisse ouvert le travail dobservation. Le temps fabrique luvre en se déposant en elle. Cest cette déposition de temps dont parle Louis Marin quand la représentation ensevelit ou essaye « densevelir le temps dans le tombeau de luvre (2) ». Les uvres de Delocazione sont au sens propre des images de temps. Devant ces restes de matières, face à leur chute, luvre reste ouverte, livrée à la plasticité du temps qui modèle, qui ajoute de la matière-poussière à lombre. Devant cette représentation de laprès, une fois le feu éteint devant cette apparente fin simulée, apparaissent des uvres en finition.
Ainsi Delocazione est-elle la trace de différents passages temporels. Il sagit de saisir le tout au vol, de capturer lévanescence. Un amarrage de limage complexe qui ne peut naître que par une profonde observation, un quasi recueillement. Létrange sensation dêtre entouré dabsence assaille lobservateur. A ce temps qui se fait chair de limage sassocie la pensée de notre propre durée. Cette dialectique entre finitude du geste pictural et la finition par le temps de luvre transpose dans luvre et la matière utilisée, la place de lhomme face au temps. Une fin physique de lhomme qui ne se transgresse pas. Delocazione cest observer un temps désormais consommé qui nous rapproche de la fin. Delocazione sur-expose le vide. Cest un peu comme approcher le rien sans attendre autre chose que ce vide. Cet invisible ou cet irreprésentable est suggéré par lutilisation du feu qui brûle et détruit pour accéder à la poussière comme matière première. Le néant peut être cette poussière de limage génésiaque dont on naît et vers laquelle on retourne. Il ny a pas despoir ni de réponse, il ny a que limmanence du résiduel. Que peut signifier limage qui montre par soustraction de visible ? Les formes rescapées de lincendie ont absorbé toute la luminosité et la restituent. Cette image signifie laddition de linvisible. Linvisible vieillissement puisque le feu va ajouter à la matérialité de son dépôt lidée du temps. Par laction du feu, cinquante ou cent ans sont accrochés au mur. Lignition accélère leur lente déposition. Linstant qui va déclencher la représentation de luvre, la capture de limage, ne peut être reproductible. Cet instant enflammé qui va fixer au mur lempreinte des formes est unique.
Il sagit aussi de considérer la photographie dans sa capacité reproductive. Mais la chambre noire reste une mise en scène unique. Il faudrait développer le négatif pour pouvoir mettre en route la reproduction, la multiplication de luvre. Cette approche de lessence de ce qui nous entoure est renforcée par lunicité de luvre Delocazione et paradoxalement par son caractère éphémère. Cest anticiper le cours du temps, pour lobserver à posteriori. Cest un retour sur lavancée. Puis leffacer et recommencer. Observer Delocazione cest sinscrire dans un rythme du temps, sapposer à lui, en parallèle, en contre-chant pour jouer sur les rythmes et saisir le temps présent et celui à venir - déjà signifié- dans un accord. Lunicité de luvre, qui peut être entendue comme son essence est cet invisible non reproductible. Parmiggiani commente ainsi une partie de ses travaux « Nemmeno la fotografia può fotografare tutto. Diverse opere che ho realizzato nel tempo sembrano fatte per rovesciare laffermazione di Benjamin ; opere che vivono nellepoca della loro irriproducibilità tecnica (3) ». Dans son commentaire, Parmiggiani sous-entend la thèse de Walter Benjamin sur le problème de la reproductibilité de luvre dart à lépoque moderne « Il est du principe de luvre dart davoir toujours été reproductible (
) la reproduction technique de luvre dart représente quelque chose de nouveau (4) ». La reproduction technique est le passage à la fin du XIXe siècle de la lithographie à la photographie. Le règne de linstantané. Pour la première fois, avec la photographie, « dans le processus de la reproduction des images, la main se trouva déchargée des tâches artistiques les plus importantes, lesquelles désormais furent réservées à lil rivé sur lobjectif (5) ». Et lil étant plus rapide à fixer limage dans linstant de la vision, la cadence de la reproduction est alors accélérée.
Une uvre de Claudio Parmiggiani que lon peut rapprocher de Delocazione, Cripta (1994), au MAMCO de Genève, occupe une salle noire dont la porte dentrée surbaissée oblige le spectateur à se courber pour y pénétrer. Une fois habitué à la faible luminosité, le spectateur parvient à distinguer les très nombreuses empreintes de mains qui recouvrent les parois. Aucune photographie ne permet une reproduction fidèle de cette uvre car « è unopera che si può vedere unicamente con gli occhi e al buio perchè vive del buio, perchè il buio è la sua luce ; è unopera che si può solo vivere (6) ». Cela rejoint la thèse de Gadamer qui suppose lexpérience de luvre dart comme expérience vraie, vécue par le sujet parce que ressentie physiquement. Sorti de la crypte, le spectateur est changé, il a vécu dans un espace et un temps qui lont modifié. Il nest plus tout à fait le même que celui qui était entré quelques instants auparavant. La présentation de luvre agit comme une étape initiatique au cur de sa présence. Linclinaison du corps pour entrer symbolise lhumilité du passage vers un autre espace qui isole le spectateur de lextérieur. Il appréhende une atmosphère close, obscure, pour découvrir lentement que des mains, synonymes de présence humaine, ont habité ce lieu ; les présences sont des traces et cette absence physique du positif, cet homme signifié derrière la trace, est dun effet plus intense que les traces de Delocazione. Cette foisci la mise en scène est plus étouffante et les traces des objets ont laissé place à lempreinte de lhomme « pour déterminer les mains successives entre lesquelles luvre dart est passée, il faut suivre toute une tradition en partant du lieu où se trouve loriginal (7) ». Ici il sagit de traces de mains au sens propre qui constituent le corps de la Cripta, et en renvoyant à lart pariétal, à la tradition première de la représentation, illustre limpossibilité dune reproductibilité de luvre. Tout comme ces empreintes identitaires, digitales, luvre est unique par essence. Delocazione est une chambre noire, unique et éphémère.
Par la suggestion de la forme en son absence, dans le secretdune salle dévastée par le feu Delocazione est non-reproductible par nature ou dans un autre lieu. Seulement répétée, elle disparaît une fois lexposition expirée. Léphémère du feu donne naissance à luvre qui est vouée elle aussi à disparaître. Parmiggiani a écrit que luvre «è un gesto effimero ma la volontà di questo gesto è di essere eterno (8) ». Le geste rend visible la dynamique de la création. Lélan du geste existe en tant que projet. Cest cette volonté dextraire luvre qui est atemporelle. Le geste de Delocazione est essentiellement éphémère (9) par sa nature fuligineuse. Sa mise au jour fulgurante répond à la disparition prochaine de luvre dans son espace temporaire. Tout nest quinstabilité dans la visibilité de luvre. Lélan de création, «la volonté», en revanche, est invisible mais éternel en tant que permanent. Luvre Delocazione reverra le jour ailleurs. Différente car le lieu sera autre, mais ce seront alors son idée et sa mise en uvre à demeurer identiques. Cette répétition participe du cycle, de la naissance et de la mort. Cest léphémère du jaillissement et de lécoulement. Lexpulsion du geste devient également éternel par cette nature cyclique. Ces gestes ont été et seront. Léternel est linévitable. Cest une vérité en tant que principe qui appartient à la vie. La projection du geste est la visibilité de luvre. Mais que dire alors dans luvre Delocazione de labsence, du temps, de cette perception de phénomènes que par définition lon ne pourrait voir?
Il convient alors de sattacher au problème du visible et de linvisible. Le « phénomène » en grec veut dire constellations célestes cest à dire par extension ce qui se montre dans la lumière, ce qui est exposé. Ce qui se voit, ce phénomène, est le visible qui se présente à nous. Cest lextériorité de luvre qui constitue la manifestation de la visibilité, « cest le monde tel quil surgit dans sa visibilité incontestable (10) ». Lobservateur appréhende luvre grâce à son propre corps, lui aussi phénomène. Notre propre corps à son tour comprend le phénomène de luvre à la fois par lintériorité et par lextériorité. Lappréciation est donc la rencontre de deux phénomènes. Le sujet coïncide avec son intérieur par ses sensations, il « sabîme tout entier dans leur pure subjectivité au point de ne pouvoir en rien (se) différencier deux (11) ». Mais le corps est à son tour aussi un extérieur qui se regarde et qui peut se penser comme un objet, comme une réalité extérieure. Cette coexistence de lêtre regardant avec lui-même, entre extérieur et intérieur sapplique par renversement à tous les autres phénomènes, dont luvre elle-même. Cest à dire que luvre possède une intériorité. Comment observer cet intérieur dans Delocazione?
Cet intérieur irradie et apparaît indissociable de luvre de Parmiggiani. Delocazione est une reconquête de laura (avait-elle véritablement disparu ?). Puisque son uvre nest pas reproductible, elle nexclut pas la nature de ce phénomène. Parmiggiani ménage dans sa mise en scène de Delocazione les effets qui reconduisent au phénomène auratique de « lobjet naturel (12) ». Laura est ainsi définie par Benjamin « comme lapparition dun lointain, si proche soit-il. Suivre du regard, un après-midi dété, la ligne dune chaîne de montagne à lhorizon ou une branche qui jette son ombre sur lui, cest, pour lhomme qui repose, respirer laura de ces montagnes ou de cette branche (13) ». Laura est la sensation dun présent en suspension dans lobservation. Elle enveloppe lobjet observé dun pouvoir singulier de distance. Elle permet de conserver un éloignement de la forme pour salléger dans le souffle invisible ou à peine perceptible qui fait vibrer luvre.
Laura est une manière contemplative de regarder les choses. La photographie, par son action de reproductibilité, anéantit cette vie de luvre unique selon Benjamin. Si elle disparaît alors peut-être percevrons-nous les uvres différemment, les verrons-nous dun autre côté ? Mais si ce nest pas du côté vaporeux ou contemplatif faudrait-il alors les voir dans leur matière, dans leur physicité? Cela « ne signifie pas que nous pourrions véritablement pénétrer dans les choses, mais plutôt que notre manière de les voir se sait par essence coupée delles (14) ». Apparaissent alors des représentations qui ressemblent à des formes familières mais qui ne sont que des ersatz. Il ny a plus de dialogue, plus de tissage entre le spectateur et luvre. Les images sapposent, se développent, se multiplient mais ne naissent pas. Elles ne sont plus engendrées en respectant un processus naturel. Cest une critique de la société de consommation, de reproduction de masse, qui dilue le pouvoir mystérieux et propre à luvre. Cette critique de Benjamin à la fin des années trente qui participe dune Histoire troublée est annonciatrice dune édulcoration de la consommation à laquelle lart néchappe pas et qui se justifie évidemment encore aujourdhui. Dans Delocazione, lartiste minimise son intervention pour laisser au feu un entier pouvoir de représentation, conçoit son installation comme passagère, momentanée, reproductible ailleurs peut-être. Cette fascination hypnotique du sujet en arrêt devant ces ombres participe de cette présence sousjacente du feu. Toute la force de ces uvres réside dans la présence du vide qui habite la salle qui circonscrit le spectateur. Lair est aussi porteur de ces présences dérobées. La rencontre avec luvre se fait uniquement dans le lieu où elle a pris forme et où elle les a perdues. Cette unicité de linstallation et de sa présence est un voyage corporel dans un travail de mémoire. Comme une icône Delocazione montre le lien entre le visible et linvisible. Luvre est en latence, suspendue dans un espace vacant, qui attend la rencontre de lartiste et du spectateur. Lartiste qui transmettait sa présence fluidique à luvre par lempreinte de ses mains, découvre aux objets leur aura par la restriction minimale de son intervention. Cest le feu qui sert de révélateur. Laura et linvisible sont autour de chaque ombre observée de Delocazione.
Delocazione est un voile qui se lève sur la réalité de lobjet. Au déplacement dans lespace de luvre par le mouvement de disposition et de retrait des objets et le travail sur le temps incarné par la fumée déposée, il faut ajouter un élan de lobjet qui interroge les limites de la forme. Lobjet exhale un souffle dans sa mise à distance physique.
Lestompe de fumée mêle le fond et la marge. Il y a interaction, pénétration de lun dans lautre, de lun à lautre. Les nuances
de gris se succèdent. Des voiles se déposent et se retirent. Les formes se sont décidées à délimiter leur propre espace en se fondant avec le fond qui les recueille. |
Laure Versiglioni |
1) Claudio Parmiggiani, « In Agris Occupatis » in Parmiggiani, Catalogue de Toulon, sous la direction de Sophie Biass-Fabiani, p.8.
2) Louis Marin, « Déposition du temps dans la représentation peinte » in De la représentation, p.282.
3) « Intervista Marina Pugliese a Claudio Parmiggiani » in Parmiggiani, catalogue de Turin, 1998, op.cit. p.220. « Même la photographie ne peut pas tout photographier. De nombreuses uvres que jai déjà réalisé semblent être faites pour renverser laffirmation de Benjamin ; des uvres qui vivent dans lépoque de leur non-reproductibilité technique ».
4) Walter Benjamin, « luvre dart à lépoque de sa reproductibilité technique » in uvres III, Gallimard Folio, Collection essais, Paris, 2000, p.271.
5) Ibid., p.272.
6) « Intervista Marina Pugliese a Claudio Parmiggiani » in op.cit., p.220. « cest une uvre que lon ne peut voir quavec les yeux et dans le noir, parce que lobscurité est sa propre lumière ; cest une uvre que lon peut seulement vivre ».
7) Walter benjamin, Ibid., p.274.
8) « Intervista Marina Pugliese a Claudio Parmiggiani », in op.cit., p.221. « est un geste éphémère mais la volonté de ce geste est dêtre éternel ».
9) H. Fränkel, revue n°77,1946, p.131.145. Transactions of the American Philogical Association référence relevée dans G.E.R. Lloyd Le temps dans la pensée grecque in Les cultures et le temps, Payot-UNESCO, Paris, 1975, p.138. ephemeros sapplique à lhomme ou à ses pensées : lidée dominante est celle de la dépendance de lhomme par rapport à ses jours.
10) Michel Henry, Voir Linvisible, Edition François Bourin, Paris, 1988, p.17.
11) Ibid., p.15.
12) Walter Benjamin, op.cit., p.278.
13) Walter Benjamin, « Luvre dart à lépoque de sa reproductibilité technique » in uvres III, Gallimard, Folio Essais, Paris, 2000, p.278.
14) Bruno Tackels, Luvre dart à lépoque de Walter Benjamin, Histoire dAura, LHarmattan, Collection Esthétique, p.56. |
mis en ligne le 15/07/2004 |
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