Est-il possible d’écrire
une thèse sur la Bêtise ? Cette question,
assurément, Belinda Cannone a dû se la
poser, et, surtout, y répondre. Par la négative, évidemment.
Mais, sachant qu’entre le OUI massif et le NON
brutal, il existe toute la gamme du presque, elle a
résolu de ne pas nous infliger le traité affligeant
pour lequel, avec le plus vif plaisir, on l’aurait
fustigée. Il lui a donc fallu parler de la bêtise
de la manière la moins bête qui soit,
c’est-àdire en trouvant la forme qui désignerait,
au plus haut point, la Bêtise en majesté,
rayonnante et satisfaite, et ce pour mieux s’en écarter.
Un pensum sur la bêtise, c’est à la
portée du premier balourd venu : Belinda Cannone
a choisi la forme subtile de l’essai, et mieux
encore, de l’essai polyphonique, dans la tradition
de Diderot et des moralistes du XVIIIe siècle.
Ainsi a pu paraître La bêtise s’améliore
(Stock, 2007).
Voilà donc que nous découvrons
Gulliver, Clara, et un moi qui a tous les airs
du narrateur, tous trois dialoguant au rythme
des pages, au gré des rencontres, au fil
de l’humeur vagabonde. De quoi parlent-ils
? De ce dont des Persans peuvent parler, quand
ils posent leur oeil neuf et leur regard éloigné sur
le monde et l’époque. Avec ce trio
au regard perçant, Belinda Cannone nous
renvoie l‘image de ce que nous sommes :
comment nous parlons, comment nous réfléchissons,
comment nous nous lions les uns aux autres. Est-ce
ainsi que les hommes vivent ?
Au bout du conte, que nous révèle
l’auteur ? Rien d’autre que ce que
nous savons, tous, et pertinemment, pour un peu
que notre moi réflexif fonctionne un tant
soit peu : mais toute la force du livre tient à l’effet
que vient produire ce face à face. Apparaissent
en toutes lettres nos tics et nos travers, nos
torts et nos tares, tout l’arsenal des
petits riens qui fait que la petite mécanique
des hommes et des femmes tourne, parfois, en
rond, ou à vide. Car, et notre moraliste
le dit sans ambages, nous sommes bêtes
plus souvent qu’à notre tour. La
bêtise s’améliore parce que
nous lui lâchons la bride, et que s’estompe
notre vigilance. Veut-on des exemples ? L’auteur
en fournit à foison, dans tous les domaines.
Le plus visible est sûrement celui de
la langue, avec la dérive vers cette novlangue
prête à l’emploi que nous
adoptons sans y prendre garde. Il est des mots
qui font de l’effet, et qu’on emploie à tout
va. Ainsi, « réac » est le
mot magique. Taguieff a fait de ce mot la substance
de son dernier livre : vous voulez marquer quelqu’un
d’infamie, appelez-le « réac ».
C’est le sésame de la bonne conscience
: le réac, c’est l’autre,
et par conséquent ce n’est pas moi.
C’est un mot qui ferme la bouche, qui coupe
la parole, qui clôt le débat. C’est
un vocable merveilleux. Le monde de l’art,
l’enseignement de maternelle à l’université,
la vie politique : nous pataugeons dans les idées
reçues, et au détour d’une
phrase surgit le cliché d’époque,
repris en choeur, et répété à l’envi.
Est-ce grave ? Non, assurément : mais
nous sommes sur la mauvaise pente quand s’oublie
l’idée que le signe le plus important
de notre alphabet intérieur, c’est
le point d’interrogation.
Rester vigilant, voilà ce à quoi
invite Belinda Cannone. C’est le parti
d’une exigence, et le refus des bien-pensances
convenues, codifiées, labelisées
; c’est la revendication d’une parole
qui s’autorise l’écart, la
discordance, l’inconformisme. Et l’auteur
désigne nettement son champ de réflexion
: il s’agit de la bêtise des gens
intelligents, c’est-à-dire cette
tentation que nous avons potentiellement tous,
par paresse, par indolence, par tiédisme, à battre
des mains en cadence, en confondant le réflexe
avec la réflexion.
Ceux que fustige l’auteur, ce sont ceux
qui par docilité à la doxa, ceux
qui, brumisés par l’air du temps,
se complaisent à cette facilité du
prêt-à-dire, prêt-àcondamner,
prêt-à-encenser, sans faire l’effort
du recul, et qui sacralisent les idoles en papier
mâché du consensus. Des noms ? Nous
tous, monsieur le procureur, vous compris, quand
se baisse la garde, quand l’habitude prend
le pas, et le pli, et se fait hébétude.
Quand constater l’emporte sur contester,
quand l’indication prévaut sur l’indignation.
Quand, en somme, la bêtise qui sommeille
en nous croît, prospère et s’améliore.
On chercherait en vain un réquisitoire
: l’auteur a trop d’esprit pour céder
au sérieux systématique et pontifiant.
On sourit sans cesse, on devine des allusions,
on débusque des sous-entendus. Se moque-t-elle
? Oui, et pour notre plus grand plaisir : les
lèvres sont souriantes, mais la dent est
dure. Tant mieux : n’y at- il pas de la
pique et de la pointe dans la matière
même du mot satire? Sans surligner le trait,
en déléguant la parole à ses
personnages, en jouant sur le mode mineur, Belinda
Cannone rive quelques clous, et peut-être
quelques gloires d’établissement
vont se sentir piquées. Moins amère
que Flaubert, moins violente que Léon
Bloy, moins iconoclaste que Muray, elle égratigne
les cuistres de toutes les nouveautés
galopantes, qui s’en vont prendre, l’air
extasié, le dernier train de la modernité.
Mais rien n’est en elle d’un nostalgisme
ranci ou d’un passéisme pervers,
au contraire. Le livre est édité par
la maison Stock, et dans la fort bien nommée
collection « l’autre pensée ».
Avis donc aux affolés de la « nouvelleté » — comme
disait Montaigne — que La bêtise
s’améliore est un essai nécessaire, éminemment
roboratif, et qui se propose cette belle ambition
: réagir, et nous faire réagir. |