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Chroniques des lettres
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le courage et la colère |
par
Belinda Cannone
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Pour Jacques Vigoureux
Tenez : je me suis dit « Pour fêter
solennellement le cinquantième numéro
de la revue, je dois évoquer certaines vertus
capables de vivifier une revue »… et
un monde, ajouterai-je. J’y ai été tout
naturellement incitée par la mort récente
d’un grand personnage, Germaine Tillon, à l’âge
merveilleux de 101 ans, après une longue
vie bien remplie. On venait de publier l’an
passé, à l’occasion du centenaire
de sa naissance, une partie de ses oeuvres personnelles
et un recueil d’articles sur elle (1),
et bien des pensées réconfortantes
m’étaient venues. Sa trajectoire exemplaire
fait d’elle l’un de ces êtres
qui empêchent le fléau de la balance
du monde de basculer du mauvais côté.
Car le fait que le monde reste vivable tient à un équilibre
qui ne repose, dans un premier temps, que sur des
volontés individuelles : dans bien des circonstances,
une poignée d’hommes ont finalement
permis de renverser une situation catastrophique,
ou d’éviter le désastre. Quelle
fut donc la vie de Germaine Tillon ? Elle étudie
d’abord l’ethnologie, en particulier
avec le grand maître de la discipline Marcel
Mauss. Elle reçoit ensuite une bourse pour
aller mener des recherches en Algérie. La
voici se destinant donc à être juste
une savante, ce qui n’était déjà pas
si mal, pour une femme et dans ce genre de discipline
de terrain. Mais en 1940, il faut agir. Elle contribue à mettre
en place ce qui s’appellera le « réseau
du Musée de l’Homme », destiné à lutter
contre la propagande nazie. Arrêtée
en 42, elle passe une année en prison puis
elle est envoyée au camp de Ravensbrück
jusqu’en 45. De retour du camp, elle réunit
une vaste documentation sur la déportation
et la Résistance, établie à la
fois sur son expérience de témoin
et sa compétence d’historienne. Au
passage, elle dénonce les camps soviétiques
en créant avec David Rousset, en 1951, la
Commission internationale contre les régimes
concentrationnaires.
En 54, elle retourne en Algérie où elle s’active
pour organiser l’éducation des enfants et des adultes, et
elle met en place des centres sociaux, organismes destinés à lutter
contre la pauvreté. À partir de 57, cherchant à arracher
des vies aux attentats et à la torture, elle commence à écrire
des livres consacrés à l’Algérie, tente d’établir
des dialogues pour obtenir des trêves, et, comme elle a commencé à le
faire dès 40, elle ne cesse plus d’intervenir dans la vie
publique par des articles de journaux et de revues.
Il y a une autre personne remarquable dont les
journaux ont parlé ces derniers temps, Marek Edelman, un des derniers
survivants du ghetto de Varsovie. À vingt-et-un ans, alors que
les nazis déportent 400 000 Juifs vers le camp de Treblinka, il
décide qu’il préfère mourir les armes à la
main et crée avec quelques autres l’Organisation juive de
combat. Ils sont 220 hommes avec quelques mauvais pistolets, grenades,
fusils et une mitraillette. Au bout de trois jours de combats contre
les 2000 à 3000 SS envoyés pour la circonstance, il ne
reste que 40 combattants, dont lui. Ensuite, Edelman a continué de
vivre en Pologne (ce qui n’allait pas de soi au pays de l’antisémitisme
renaissant) et il est devenu un cardiologue réputé. À chaque
moment, son combat : dans les années 70, il milite au sein de
Solidarnosc. J’espère qu’Edelman connaissait, qui
vient elle de mourir (98 ans : la lutte – ou la générosité – permet
de vivre vieux on dirait), une Polonaise catholique, Irena Sendler, qui
a contribué à sauver 2500 enfants juifs du ghetto de Varsovie
entre 1942 et 43, qui a été arrêtée et torturée
ensuite, puis a aidé les associations juives, après guerre, à retrouver
les enfants dont elle avait caché les noms. Jusqu’à sa
mort, Irena a amèrement regretté de n’avoir pas fait
plus. Et je pourrais continuer, évoquant pour aujourd’hui,
plus modestement (les circonstances changent), un sieur Christian Vélot, « lanceur
d’alerte », biologiste qui milite contre les OGM, disait
le journal, mal vu de ses collègues et institution de tutelle.
C’est très joli cela, cette bonne idée proposée
pendant le Grenelle de l’environnement de créer une loi
protégeant ceux qui les premiers osent se lever contre les intérêts
des entreprises et des institutions, afin d’alerter l’opinion
quand ils estiment qu’il existe un risque sanitaire ou environnemental.
Des leçons de vie
Je m’interroge souvent sur ces héros, ces résistants,
ces combattants, non par admiration enfantine pour la puissance qu’ils
incarnent, mais parce qu’ils se situent au bord de nos existences, à la
limite sur laquelle nous, gens sans héroïsme (peutêtre),
ne nous rendons pas (mais qui sait ?). Depuis cette limite, ils m’aident à scruter
l’humanité ordinaire. Et d’abord ils me consolent
: contre tous les discours pessimistes qui dévalorisent nos semblables
et leurs modes de vie, ils proposent une image du courage et de la générosité qui
illumine la condition humaine. À travers ce que j’apprends
sur eux, j’essaie de comprendre ce qui fait d’un homme un
Juste, ce qu’il y a de bon dans nos modes de pensée, et
comment se développe ce genre d’attitude morale. Dire deux
ou trois choses que je comprends donc, et quelles leçons j’en
tire pour les êtres à constitution banale dont je suis – mais
dont ils furent peut-être eux aussi, après tout.
D’abord, quand on considère combien leurs combats sont variés
(dans Paris occupée et en Algérie, à Varsovie et
au sein de Solidarnosc), on voit que ces êtres ont toujours été capables
d’agir là où ils se trouvaient. La seule chose qui
permet au mal de triompher, disait en substance le philosophe Edmund
Burke, c’est l’inaction des êtres de bien. C’est
tout bête : la résistance ne consiste pas seulement à aller
défendre les orphelins d’un lointain pays d’Afrique – parce
que vue ainsi, elle devient vraiment décourageante et trop héroïque
: comment venir à bout de l’immensité de la misère
du monde ? La résistance consiste à agir où l’on
se trouve, où l’on vit, où l’on travaille.
Et cela est à la portée de tout le monde, a priori. Le
deuxième fait qui me frappe chez eux, c’est leur sentiment
d’appartenance à l’humanité qui toujours dilue
le petit moi égoïque et qui dilate l’être. En
2005, on a publié l’« opéretterevue » qu’avait écrite
Germaine Tillon à Ravensbrück : Verfügbar aux enfers.
En 1944, au coeur du camp, elle raconte avec un humour terrible la condition
des déportés. Elle essaie de les distraire et de les faire
rire. Bien sûr, j’entends là la manifestation d’une
vitalité hors normes. Mais pas seulement. Il paraît qu’elle
chérissait la fraternité plus que tout et qu’à Ravensbrück
elle dit qu’elle était prête à donner sa vie
pour un inconnu.
Troisièmement : quand on écoute Edelman (à travers
un article dans le journal), on comprend qu’il a été un
homme de colère. Sainte colère. Germaine Tillon dit aussi
que si elle a survécu au camp, c’est en partie grâce à la
colère. Sans doute la même qui, lorsqu’elle a entendu
en 40 le discours de Pétain, a provoqué son vomissement.
On ne peut pas se contenter d’être une belle âme, il
faut agir. Et cette année où l’on fête le centenaire
de la naissance de Simone de Beauvoir, je ne peux m’empêcher
de comparer les itinéraires de ces deux femmes. Evidemment, Beauvoir
a écrit l’oeuvre pour laquelle notre reconnaissance est
sans bornes, Le Deuxième sexe. Mais que d’indigence dans
la pensée concrète, celle qui pèse les situations
et conclut par des actes. Pendant l’Occupation, Beauvoir ne savait
trop quoi faire, elle ne se sentait pas de compétence pour l’action
et encore moins pour l’action clandestine. On peut la comprendre.
Mais un peu de colère l’eût sans doute formée à grande
allure et elle aurait certainement réussi à entraîner
Sartre qui ne réfléchissait alors qu’au type de socialisme
qui conviendrait quand la situation serait rétablie – mais
quant à agir pour rétablir la situation… Le péché d’abstraction
est toujours regrettable, mais dans certaines circonstances, il devient
lamentable. Et puis, sondons nos coeurs : la plupart de nos colères,
même dans la vie intime, n’ont-elles pas souvent été des
pas vers la liberté ?
PS : J’ai lu récemment dans un entrefilet du journal que
les fabricants de pesticides étaient réunis en syndicat
professionnel – bon… – que ce syndicat s’appelait
UIPP – bien… – c’est-àdire Union des
Industries pour… la Protection des Plantes. Là j’ai
failli mourir de rire en pensant aux abeilles et aux nappes phréatiques.
Le sauvetage de la planète, lui aussi, ne saurait être assuré en
allant seulement protéger les pandas. |
Belinda
Cannone |
1)Germaine
Tillon, Combats de guerre et de paix, Seuil, Opus,
2007 ; Le siècle de Germaine
Tillon, sous la direction de Tzvetan Todorov, Seuil,
2007.
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mis
en ligne le 06/09/2008 |
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