Peter Sotos est un auteur sulfureux. Tellement sulfureux que la critique, toujours frileuse, a peur de parler de cet Américain qui fait passer Bukowski pour un enfant de cur. Il est vrai que dans le premier livre paru en France, Index (La Musardine) et dans le second, Au fait (Editions Désordres/Laurence Viallet cette dernière étant aussi la traductrice de cet ouvrage). Avec Sotos, cest comme si lon avait retourné la conscience humaine comme un gant pour mettre en évidence sa sale vérité la pornographie. Et la pornographie a ses codes : obsessionnelle, elle ne se délivre que par un ressassement presque insoutenable, une radote lancinante et terrifiante, que lécrivain épouse et nous représente dans sa réalité qui a toute la puissance de Méduse : ces séquences itératives qui semboîtent et senchaînent dans un tempo infernal ont le don de repousser mais aussi de fasciner. Car quoi de plus fascinant que labject qui fait que le petit jeu sexuel « prend désormais tout le temps des adultes ». Eh oui, il faut peut-être aller jusquau fond du fond et connaître lEnfer sans mythologie pour savoir qui nous sommes.
Bourlinguer
Nul nest besoin de présenter Marc Riboud. Son travail photographique est célèbre depuis longtemps. Louvrage que Flammarion lui consacre, 50 ans de photographie, représente un demi-siècle dactivité. Le meilleur de sa production est reproduit dans cet album dont Le peintre le la tour Eiffel (1953). A part quelques scènes intimes, étranges ou sensuelles (je veux parler de portraits de jolies femmes), lessentiel des clichés choisis concerne lactualité et, le temps ayant passé, lhistoire. Il est clair que Riboud veut rester aux yeux de la postérité comme un homme qui a su regarder avec lucidité, passion et courage le drame des guerres, des massacres, des persécutions, de la misère et de toutes les abominations dont lhumanité a été capable sur tous les continents. DeMitijda à Phnom Penh, de Calcutta aux régions maudites de lAfrique, Riboud a témoigné de ces désastres. Mais là où il est le meilleur, cest quand il saisit la réalité au vol, traquant les paradoxes de la vie moderne. On peut alors très souvent lui tirer son chapeau.
Nul mieux que Jean-Noël Schifano pouvait présenter Naples dans la collection « Découvertes » (Gallimard) avec son Sous le soleil de Naples. Bien sûr, il ne peut sagir ici que dune introduction à une histoire longue, tourmentée et fascinante. De lantique Palaïpolis des Grecs anciens à la Naples moderne, en passant par les Valois, les Espagnols et les Bourbons, Naples a traversé le temps et a trouvé en Stendhal et surtout en Alexandre Dumas ses grands « inventeurs » au XIXe siècle.
Quel plaisir que de voyager en Andalousie en compagnie de Béatrice Mocquard ! Ses Villages dAndalousie (photos de C. Tréal & J.-M. Rutz, Arthaud) sont un véritable enchantement. Nous qui faisons partie dune génération paradoxale, à la fois passionnée de modernité et plombée par une nostalgie des temps anciens que cette modernité se hâte deffacer, nous ne pouvons quapprécier cet ouvrage qui possède une réelle poésie. Toutes ces localités inconnues dont la silhouette se découpe à flanc de coteau contre un ciel dun bleu presque outremer deviennent ainsi les étapes obligées dun voyage imaginaire (en ce qui nous concerne). Il est rare quun livre de ce genre produise une telle sensation de périple initiatique à une esthétique de la vie. El torcal, Antequera, Grazalema, Sentenil de las Bodegas, Busquitar autant de noms qui font rêver et que lauteur nous dépeint avec poésie.
La collection du Petit Mercure que dirige Colline Faure-Poirée Le Goût de
(Mercure de France) nous offre de belles occasions de voyager autour de notre chambre. Les destinations sont innombrables. Récemment, elle nous propose de nous rendre au Népal en compagnie de Jean-Claude Perrier. Celui a choisi de nous introduire à ce pays mythique par le biais de témoignages de grands voyageurs et aussi dalpinistes qui ont laissé leur nom dans lhistoire du sport. Sébastien Lapaque nous emmène à Rio de Janeiro en compagnie de Manet, de Cendrars, de John Dos Passos et de Mario De Andrade, de Claudel et de Lévi-Stauss. Enfin, Bernard Delvaille nous offre un très beau Londres, qui est un puits sans fond de littérature dont il extrait les exemples les plus saisissants pour nous restituer le caractère passé et présent de cette grand métropole.
Le continent des revues
Le Cahier dessiné présente toujours des documents passionnants. On y retrouve par exemple le superbe petit livre dEdvard Munch, Alpha et Oméga, un magnifique dossier sur les graffitis chinois anciens de Dunhuang que commente avec beaucoup de pertinence Danielle Eliasberg, une étude savante sur la peinture et la gravure dans les grottes préhistoriques et bien sûr des dossiers sur des créateurs contemporains (ici Reiser avec des dessins méconnus). Comme chaque livraison, Le Cahier dessiné n°4 (Buchet/Chastel) nous offre son lot de surprises et de découvertes et est toujours présentée avec la même qualité.
Dommage que la couverture ne soit pas fameuse : le n°17 de la revue Présages (La Différence) réserve quelques bonnes surprises comme les belles pages de Claude Michel Cluny et les inédit de Frederic Prokosch. On regrettera que les auteurs ne soient pas présentés (quand on ne sait de qui il sagit, on ne le saura jamais) et que lensemble nai pas une mise en page plus soignée. Mais au moins la qualité des choix est présente et cest lessentiel.
Pour son cinquième et dernier numéro, la revue marseillaise Issue poursuit son exploration de la jeune poésie issue des Etats-Unis ou, plus exactement, des formes décriture les plus radicales, prolongeant ainsi la « tradition du nouveau ». Ici, la photographie joue un rôle primordial avec le « romanphoto » de Kent Jones, la confrontation texte/image de Jean-René Etienne ou les photomontages de Tom Raworth. Espérons que cette expérience volontairement limitée dans le temps trouvera bientôt une nouvelle dynamique sous un aspect ou un autre.
Sainte Russie (suite)
Que la Russie ait été linvitée du Salon du livre cette année aura au moins servi à voir la publication des Carnets dAnton Tchekov (traduit par Macha Zonina et Jean-Pierrre Thibaudat, présentés par ce dernier, Christian Bourgois éditeur) Ce ne sont pas les Journaux de Kafka. Le dramaturge ne se raconte pas sa vie dans le menu détail ni ny consigne ses pensées intimes, sauf en de rares occasions. Cest ce quil appelle un « garde-manger », des idées fugitives quil sempresse dattraper au vol, des idées qui lui viennent à propos de tel personnage de ses pièces, de notes de voyage, danecdotes drôles ou absurdes, daphorismes, et toutes sortes de considérations sur les petits riens qui constituent lexistence. Et surtout, il émaille ces pages dannotations sur le rôle de lécrivain. Laspect le plus singulier de ces carnets est quil y démontre une misogynie constante qui se traduit par exemple, sous cette forme : « La femme se trouve sous le charme non pas de lart mais de lagitation des milieux artistiques. »
En revanche, je ne sais vraiment pas quoi penser du Secret de Tchékov de Wanda Bannour (Seuil). Lavertissement de cette dernière est gênant : elle nous dit que cest de la fiction, mais que cela pourrait être vrai. Et que dire de la préface qui ne fait quempirer les choses ? Ce journal de Souvarine par lequel commence la fiction nous plonge dans un malaise encore plus profond. Et pourtant cest un livre passionnant, érudit, mais aussi intrigant. Au fond, cest le petit détail qui a tué lécrivain : il aurait dû nous laisser nous dépêtrer tout seuls avec la vérité et les mensonges de la fiction
Si lon veut découvrir lhistoire de la Russie et sinitier à sa culture afin de soulever (un peu) le voile du mystère de lâme russe, il faut alors se procurer louvrage de Jean Blot, Le Soleil se lève à lEst (Le Rocher). Ecrit avec intelligence, fougue et générosité, ce livre raconte lhistoire dun peuple et fait le portrait de ses grands potentats, ses heures de gloire et ses heures noires. Cest là une magnifique initiation et une invitation au voyage dans le temps et dans lespace de cette grande âme quon connaît si mal.
Quel destin bizarre que celui du prince Félix Youssoupoff ! Cest lui qui a tendu le piège pour éliminer Raspoutine quil croyait être la cause première des maux de la Russie en guerre. Lhistoire, on le sait, la détrompé. Mais ses Mémoires (Editions du Rocher) valent aussi par sa description du monde aristocratique russe avant la catastrophe de 1917 et des milieux de lexil en France. Cest là un document précieux qui permet de comprendre comment un empire sest effondré et a été pris en main par un groupuscule dactivistes.
Pour aller à la rencontre des nouveaux auteurs de Russie, lanthologie bilingue des Poètes russes daujourdhui compilée par Boris Lejeune (La Différence) constitue une excellente approche. On peut constater à quel point ils se situent loin de leurs célèbres prédécesseurs de la période héroïque (Maïakovski, Essenine, Khlebnikov
) et que leur inspirations puisent à de bien autres sources. Par exemple, Konstantin Kedrov est fasciné par lunivers surréaliste et Alexandre Kouchner se réfère à la mystique. Ce qui frappe ici cest la diversité de leur écriture et la richesse de leur inspiration. Cela tranche avec les désolantes mortifications et les tristes macérations nombrilistes de notre poésie !
Laissez-moi enfin vous conseiller un livre exceptionnel : Il était une fois de Viktor Chkloski (traduit par Macha Zonina & Jean-Christophe Bailly, préface dAlexandre Stroev, Christian Bourgois). Ce fils de juif converti, professeur de mathématiques, raconte son enfance à Saint-Pétersbourg, ses années détude, sa vie familiale, ses premières lectures. Cest déjà un enchantement car il le raconte avec vivacité, simplicité et une légère pointe de naïveté et dhumour (puisquil veut quon entende lenfance qui parle). Puis viennent les années de luniversité et celles du café littéraire passé à la légende, Le Chien errant. Là, il noue des liens étroits avec Blok, Maïakovski, Khlebnikov et dautres. Là naît le futurisme russe inventé par de très jeunes gens. Et il reconstitue latmosphère de cette petite épopée littéraire avec force et concision, faisant au fur et à mesure le portrait de ces personnages qui entraient déjà alors dans la légende. Il parle aussi de la fondation du formalisme et de sa collaboration avec les cinéastes soviétiques. Cela ce lit comme un roman : cest un extraordinaire roman vécu.
Pour parfaire ses connaissances, le lecteur devra consulter lexcellente livraison de la revue Europe (n° 911) sur les formalistes russes où il est bien entendu question de Chklovski, mais aussi dIouri Tyniakov et de Boris Eichenbaum, avec des textes inédits des intéressés ainsi que des études souvent pertinentes, comme celle de Jean-Claude Lanne sur Chkloski. En marge de ce dossier, il faut absolument lire le remarquable essai de Ripellino sur Tchekov.
|