TL- Je vous remercie daccepter cet entretien. Pour linformation des lecteurs, il est bon de rappeler que vous êtes sans doute un des galeristes qui a le plus marqué, je dirais autant son époque que la scène artistique parisienne. Vous avez vu lémergence de nombre de mouvements picturaux. Vous les avez exposés.
MF - Jai déjà presque un pied dans la tombe, je vais bientôt être un sémillant octogénaire, oui, oc-to-gé-nai-re ! Alors, si je méloigne du sujet, rappelez- moi à lordre.
TL Vous évoquiez tout à lheure la mort de Riopelle. Quévoque-t-il pour vous ?
MF - Riopelle a eu une belle période qui se situe autour des années cinquante. Jai un peu connu lartiste. Jai eu des tableaux de lui. Il était exposé dans la galerie que tenait Dubourg, boulevard Haussmann, un très bon ami à moi, qui est décédé. Dubourg a exposé aussi Nicolas de Staël. Riopelle a donc eu un période très glorieuse, autour des années 1949, 1950, 1951, où il a fait de très beaux tableaux. Ensuite, Riopelle sest mis à peindre au couteau, bon, ce nest pas de la mauvaise peinture, mais cétait devenu un peu répétitif. Sans vouloir être sévère, ça a été le cas de pas mal dabstraits.
TL - Vous souvenez-vous de votre première visite chez lartiste ?
MF - Nous étions allés le voir, mais je ne sais plus exactement quand. Il y a au moins trente ans. Vous savez, les années passent tellement ! Dès fois, je dis trente ans, mais en fait cest quarante ans.
TL- Quel âge avez-vous ?
MF- Je suis né en 1922, faites le calcul
Riopelle avait donc un grand atelier à Montparnasse, où il vivait avec Joan Mitchell
TL- Lartiste américaine ?
MF- Oui, lui était canadien, elle américaine. Elle navait alors aucune notoriété.
TL- Vous avez dit " nous " ? Vous nétiez pas seul à la galerie ?
MF- Je dis nous, car jétais associé avec Madame Faure, une femme très intelligente, passionnée et aventureuse, à la recherche de tout ce qui était davant-garde. Nous avons ouvert la galerie en 1955. Je dois reconnaître que, sans elle, je naurai pas accompli mon parcours. Je tiens à ce quelle soit citée, Madame Faure donc, dite Rosa, son prénom était Rosa, elle était connue de tous les artistes. Ce dont je me souviens, ça devait être un matin vers dix onze heures, Riopelle a sorti une bouteille de cognac, et nous a servi du cognac, mais pas dans des petits dés à coudre, dans des verres à vin, quil remplissait complètement. Moi, jétais encore jeune, et je tenais le coup. Riopelle et Joan Mitchell senvoyaient du cognac à plein verre. Jai pensé que Riopelle ne ferait pas de vieux os. Jai eu tort.
TL- Revenons à vos débuts. Quest-ce qui vous a amené à lart ?
MF- Initialement, je ne me destinais nullement au métier de galeriste. Pendant la guerre, jétais au lycée Henri IV, où jai eu comme professeur de littérature, Monsieur Pompidou. Ce que je préparai à H IV, ça va vous faire rire, cétait lÉcole Coloniale : je voulais être fonctionnaire, oui, administrateur dans les colonies.
TL- Comment êtes vous passé dune vocation coloniale à celle de marchand dart moderne?
MF- Mon père, Florent Fels, était critique dart. Il a écrit plusieurs livres sur la peinture, et participé à des revues. Jai donc passé ma jeunesse au milieu de critiques et dartistes. Puis il y a eu la guerre, jétais de la classe 1942, et un jour, Pompidou nous annonce, en plein cours, que nous devons nous rendre en Allemagne, au titre du Service du Travail Obligatoire. Jai donc passé deux ans en Allemagne et je suis rentré en 1945. Mes études était foutues ! Je me suis retrouvé chômeur, presque clochard, vivant des petits bouleaux. Jai été rattrapé par le destin : grâce aux relations de mes parents, de leurs amis, certaines personnes mont demandé de leur vendre des tableaux. On ma demandé de vendre un Vlaminck, : oui, jai eu entre les doigts un Vlaminck fauve ! De fil en aiguille, je suis devenu courtier en art.
TL Comment, de courtier, êtes- vous devenu galeriste ?
MF- Ma rencontre avec Madame Faure a été déterminante. C était une amie de ma mère. Il y avait aussi un Russe qui possédait une galerie rue Jacques Callot. Il devait quitter les lieux et sinstaller dans le midi. Il avait des problèmes au poumon, ayant été gazé pendant la guerre de 1914. Il était donc disposé à me céder sa galerie, moyennant dix mille francs. Il me laissait aussi quelques tableaux. Javais les dix mille francs, mais, hélas, pas un centime de plus. Impossible de minstaller : il fallait payer lélectricité, le téléphone. Jai raconté ça à Madame Faure, qui a proposé de sassocier avec moi. Pour moi une galerie, cétait le rêve, le père Noël. Nous ne sommes pas cependant installés dans le quartier de la rue de Seine, comme je laurais voulu. Son mari sest mêlé de laffaire. Cest lui qui apportait les fonds. Il considérait la rue de Seine comme un quartier de traîne-savates. Alors Madame Faure a préféré le boulevard Haussmann, plus solennel et moins vivant que la rue de Seine. Cest le seul regret que jai éprouvé dans ma vie, quitter le quartier Saint-Germain. La rue de Seine est un quartier mythique, irremplaçable. Pour son public surtout!
TL - Quels ont été vos premiers choix artistiques ?
FM- Je connaissais bien Vlaminck. Et pour Vlaminck, la peinture, cétait dabord le Fauvisme : son panorama, cétait Matisse, Derain, Dufy, Utrillo, Rouault
Pour Vlaminck, le Cubisme, cétait la fin de tout. Son ennemi personnel était Picasso. Il détestait les déformations expressionnistes aperçues sur les femmes de Picasso : deux nez, trois yeux sur un même visage, il ne supportait pas ! À lépoque, javais vingt- cinq ans, et jaccordais un immense crédit aux vues de Vlaminck. Un jour, lors dune exposition à la galerie Charpentier sur la nature morte, japerçois au milieu dun mur de tableaux un petit Picasso cubiste que je trouve merveilleux. Vlaminck était là, et je lui fais part de mon émerveillement. Vlaminck répond que je nentends rien à la peinture et me traite de tous les noms doiseaux. Javoue avoir été influencé par Vlaminck. Quand jai ouvert la galerie en 1955, jexposais donc des uvres classiques : il y avait donc un petit Vlaminck, une aquarelle de Signac, un port dOthon Friesz. Toute modestie mise à part, jai très vite évolué. Pour une simple raison : jai rencontré Krugier, galeriste à Genève, et il ma fait changer dorientation. Un an après notre installation, en 1956, jai eu la chance de vendre un dessin de Nicolas de Staël. Lacheteur nétait autre que Krugier, un juif polonais, un culot absolu, un boyard. Il me propose de déjeuner avec lui. Madame Faure avait un joli appartement aux Champs de Mars, et le déjeuner sorganise. Jai cru quon allait tomber par terre. Il nous dit : " Voilà , je suis basé à Genève, je voudrais avoir un correspondant à Paris, et je vous propose de travailler ensemble ". Jai cru que Madame Faure allait sévanouir. Vous vous rendez compte, au bout dun an, cette proposition dune très grande galerie suisse ! Un an après, on a organisé ensemble une exposition Nicolas de Staël. Je reconnais que Krugier nous a donné un coup de pied salutaire dans le derrière. Krugier voulait bien travailler avec nous, mais il ne voulait voir dans notre galerie que des tableaux abstraits, et certainement pas des uvres figuratives davant-guerre.
TL- Krugier soutenait donc la peinture française des années cinquante, des artistes comme Atlan et dautres
MF- Tout à fait. À fond ! Nous avons eu aussi ensemble des Estève. Madame Faure aussi ma encouragé dans ma nouvelle démarche. Nous avons fait un petit catalogue intelligent que jai intitulé " Regard sur la peinture actuelle ". En 1956 ! Il y avait Messagier, Bazaine, Vieira da Silva, Hartung, Fautrier, Tal Coat. Nous sommes passés de Signac à Vieira da Silva ! Pas mal en un an ! Celui qui nous a poussés à ça, cest Krugier !
TL. Quels artistes avez-vous donc exposé en premier ?
MF- Mon associée, qui, je le répète, était aussi très curieuse de la nouvelle création, et moi, nous nous sommes mis dès lors à lAbstraction.
TL- Française, américaine ?
MF- À ce moment-là, à Paris, lAmérique nexistait pas encore. LAbstraction dominait la scène contemporaine. Elle était aux mains de quelques galeries très importantes. Manessier était exposé à la galerie de France, Bazaine était à la galerie Maeght, des galeries très riches. Il fallait passer par elles, elles faisaient la pluie et le beau temps, elles avaient les critiques dart dans la main, elles les manipulaient
TL- Comment une galerie peut-elle manipuler les critiques dart ?
MF- Par largent ! Dans une revue, on leur demande de faire une demi-page
On leur explique quon a une exposition très intéressante
Sil vous plaît, nentrons pas dans les détails dune technique que je connais très bien, croyez- moi !
TL- Expliquez-moi.
MF- Expliquer, expliquer quoi ? Les choses sont comme ça. Maintenant ce sont les Américains les plus riches. Cest comme ça. Cest idiot de reprocher quoi que ce soit aux galeries françaises. LAmérique est plus forte que nous en tous domaines. Il ny a quà voir ce qui se passe en Afghanistan.
TL Revenons au marché de lart de lépoque.
MF- Jai connu en 1955 une situation où dominaient à Paris les peintres abstraits, environ une dizaine, Manessier, Bazaine, Hartung, Poliakoff, Viera da Silva, jen oublie. Ces peintres étaient considérés comme les plus grands peintres de lépoque, nous sortions à peine de la guerre, cétaient les Gauguin, les Van Gogh du moment. Ces peintres étaient recherchés par le monde entier, nous avions des clients internationaux. Ce nétaient pas des Français en général, il y avait dans notre clientèle cinquante pour cent détrangers, des Suisses, des Belges, des Allemands, un Brésilien par là, même parfois un Américain. Nous étions sûrs davoirs les meilleurs artistes du moment.
TL - Vous ne vous ne vous rendiez pas compte de lémergence de lAmérique ?
MF- Aujourdhui, avec le recul, nous voyons à peu près clairement la situation du moment, mais à lépoque on ne se rendait compte de rien du tout. On na pas vu venir lorage. Toutes les grandes galeries vendaient exclusivement des abstraits, qui finalement se copiaient eux-mêmes, ne citons personnes. Ces galeries étaient convaincues de vendre des chefs-duvre. Elles nont pas opté pour une politique en faveur des jeunes générations. Il y avait pourtant deux écoles qui se profilaient à lhorizon, " les Nouveaux Réalistes " dun côté, la " Nouvelle Figuration " de lautre.
TL- La " Nouvelle Figuration " ? Vous voulez dire la " Figuration Narrative " ?
MF - Oui , mais moi jai appelé ce mouvement la " Nouvelle Figuration ". Je vous dirai dans un instant comment cela sest passé
Donc, au lieu de prendre en charge des artistes plus jeunes, les grandes galeries en sont restées à leurs choix abstraits. Pour les jeunes, elles navaient quune seule politique : le barrage. Pourtant, ce ne sont pas les locomotives qui manquaient chez les jeunes. Il y avait des personnalités comme Klein, Arman. Dans les accrochages, jétais époustouflé par le dynamisme de ces très jeunes artistes, par leur jeunesse, leur influx nerveux. Un exemple du climat du moment a été lattitude de Messagier, que jai bien connu. Il était à la galerie de France. Il soccupait du Salon de Mai, qui était très important à lépoque. Et bien, il a fallu beaucoup de temps pour que les Nouveaux Réalistes y soient enfin acceptés, après avoir essuyé quantité de refus.
TL- En quelle année était-ce ?
MF - Autour des années1960-1961. Je me souviens dailleurs dune grande réception organisée par Arnal. Il appartient à une famille de viticulteurs du Sud-Ouest. On picolait beaucoup et on rigolait pas mal. Cela se passait, je crois, rue Campagne Première. Entre deux verre je demande à Messagier comment sest passé laccrochage. Je lui fais remarquer insidieusement la présence des Nouveaux Réalistes. Il me répond " Je suis dégoûté, je vais démissionner ". Vous voyez à quel point que cétait difficile. Messagier sest cependant bien garde de démissionner.
TL- Et les Américains ?
MF- Ils en étaient à leur toute première apparition. Mais au début, on sen moquait. Le raisonnement de lépoque consistait à dire : " Les Américains nont jamais eu de peintre, ils nen auront jamais ! "
TL- À ce point ?
MF- Historique ! Les premiers Américains quon a connus, et qui nous faisaient bien rire, au début, cétait les Pop artistes.
TL - Et un artiste comme Jackson Pollock ?
MF- Il y avait aux Etats-Unis toute une génération de peintres abstraits : Pollock, de Kooning, Rothko, qui les ont précédé. Mais en vérité, on dabord entendu parler des pop artistes. Au départ, on ne sest pas rendu compte que léconomie américaine était très puissante, que les Américains étaient les grands gagnants de la guerre. Leur industrie de larmement avait relancé leur machine économique et maintenant ils avaient amassé des réserves financières dix fois, voire cinquante fois, plus importantes que celles que nous détenions en Europe. Ce qui est incroyable, et moi jai bien vécu ça : au début on ny croyait pas ! Pourtant il y avait des signes précurseurs. Tenez, une anecdote significative. Un jour, javais à vendre un grand Nicolas de Staël abstrait, une pièce importante, jen demandais dix millions, cela représentait pas mal dargent à lépoque, nous étions en 1960. Jai eu la visite du grand marchand américain Sidney Janis, maintenant décédé. Il rentre dans la galerie, toujours affublé de son petit nud papillon, très aimable, regarde le de Staël et me demande très aimablement son prix. Je le lui donne. Dix millions ! Il avait un sourire en coin, narquois, ironique. Il répète plusieurs fois " ah, dix millions ", sur un ton détaché. Et je comprends ce quil pense. Une telle somme, qui pour moi représentait beaucoup, nétait pour lui pas grand - chose. Sur son visage, on pouvait lire : " Vous allez voir bientôt les prix quon va obtenir, nous, en Amérique, rien à voir avec vos normes européennes ". Il avait raison ! On ne sest pas rendu compte quon était foutu avec larrivée des Américains.
TL- Peut -on parler dun aveuglement général ?
MF- Il y en a eu quelques exceptions. Daniel Cordier par exemple. Cétait un très bon marchand. Le premier Rauschenberg que jai vu, cétait chez lui. Il a mis en place une magnifique exposition de Surréalistes. Il a rédigé un manifeste à lépoque, où il disait que Paris, cétait fini. Tous les marchands parisiens lont traité de traître, crachant dans la soupe. Il avait pourtant raison. Depuis, la situation a changé du tout au tout : beaucoup de galeries françaises se sont mises à lheure américaine. Certaines galeries sont devenues des succursales de New York. Je pense en particulier, on peut citer son nom, tout le monde le sait maintenant, à la galerie Daniel Templon. Je me souviens dun grand vernissage chez lui, où le marchand américain, Léo Castelli, est venu. Cétait au début des années 1980. Castelli avait un air très digne comme ça, une allure de parrain, de gangster
TL- De gangster ?
MF - Oui de gangster, tiré à quatre épingles. Alors jai vu défiler devant lui le gratin des marchands parisiens. On avait limpression dune cérémonie du Moyen ge, où les seigneurs allaientt rendre hommage à leur suzerain. Castelli était très digne, très froid, et les marchands rivalisaient en courbettes. Moi, je ne me suis pas plié à ce jeu.
TL- Revenons à votre démarche personnelle. Jaimerais savoir comment vous êtes venu à exposer un jour des artistes de la Figuration Narrative.
MF. Jai donc commencé par les Abstraits, poussé en cela par Krugier. Mais javais en même temps lintuition dun retour global de la Figuration. Je navais pas tort. Nicolas de Staël, à la fin de sa courte vie, délaisse labstraction pour réaliser des toiles figuratives. Autre exemple : Dubuffet, dés ses débuts, fait des toiles à motifs figuratifs. Un autre peintre me paraissait intéressant : Asger Jorn. Jai trouvé aussi à lépoque les dessins et les sculptures de Giacometti très intéressants. Jai eu les premiers Bacon en 1961. Jai pensé quil pouvait y avoir une génération dartistes plus jeunes, non abstraite, parfois surréaliste, quun travail était à faire de ce côté-là. Lartiste Corneille a aussi beaucoup compté dans ma nouvelle orientation vers les artistes figuratifs.
TL- Quelle a été votre première exposition sur le thème de la " Nouvelle Figuration " ?
MF- Cétait en 1961, en pleine période abstraite. Les galeries parisiennes boudaient totalement tout ce qui nétait pas abstrait. Jai voulu exposer des artistes à contre-courant du moment. Jai choisi Dubuffet, il a eu la couverture du catalogue. Mais aussi Nicolas de Staël, dans sa période figurative. Jai aussi choisi dexposer des peintures de Giacometti, de Francis Bacon et dAsger Jorn.
TL - Avez-vous gardé des uvres de ces artistes quhistoriquement vous avez fait connaître ?
MF - Non. Aucune. Et il y a de quoi le regretter. Vous savez combien jai payé mon premier Dubuffet en 1961 ? 2500 F !
TL. Combien cela fait-il aujourdhui ?
FM. Je nen sais rien. Mais même si vous multipliez par 100, vous voyez que ça ne va pas très loin. Et mon premier Bacon ? Je lai vendu 10 000F nouveaux. Pas plus. Un Bacon de deux mètres sur deux. Quand je pense aux uvres qui me sont passées entre les mains. Je devrais être milliardaire aujourdhui. Il y a de quoi devenir fou !
TL- Comment sest comporté la cote de Dubuffet dans les années 1950-1960 ?
MF- La cote de Dubuffet est montée assez rapidement. Mais, au début, les collectionneurs sen détournaient, car les toiles de Dubuffet étaient figuratives. Il peignait des personnages. Jen avais un ou deux à la galerie que Krugier a vus. Je me souviens que Krugier était loin dêtre enthousiaste sur Dubuffet.
TL- Krugier nétait donc pas favorable à Dubuffet ?
MF- Pas du tout à ce moment- là ! On reprochait à Dubuffet de ne pas savoir dessiner, de peindre sans couleur. Un beau jour, quand la cote de Dubuffet a monté et que jen avais vendu quelques-uns, Krugier est venu me voir, et ma dit : " Dis donc, tu tes bien sucré avec Dubuffet ! " Puis, il me reproche de ne pas être venu le chercher pour faire des affaires avec lui. Et moi de lui répondre : " Dis donc, Ian, mes premiers Dubuffet, tu nen voulais pas ! Tu les a regardés avec mépris ! " Krugier sest alors arrêté de madresser des reproches
À propos de de Staël jai une anecdote à vous raconter. Cétait avec Pierre Loeb. Un homme très séduisant, très cultivé, grande allure. Il avait sa galerie rue de Seine. Il avait exposé des aquarelles de Cézanne. Il avait montré Miro aussi. Mais il ne voulait pas exposer Nicolas de Staël. Et je demande à Pierre Loeb pourquoi il ne sintéresse pas à cet artiste. Et il me répond : " Je suis grand et je suis habitué à dominer physiquement mes interlocuteurs. Et Nicolas de Staël est plus grand que moi ! " Nicolas de Staël, qui était finlandais, mesurait deux mètres, était encore plus grand que Pierre Loeb. Et Pierre loeb ne la pas supporté. Doù son rejet de Nicolas de Staël.
TL- Pourquoi navez-vous tout de même pas mis de côté un Bacon, un Dubuffet, ou un de Staël, pour vos vieux jours ?
MF - Il fallait faire tourner la galerie ! Et donc vendre dans lurgence ce qui se vendait à lépoque. Nous navions pas le choix. Cétaient las Bacon et les Dubuffet qui assuraient le train de vie de la galerie : expositions, catalogues, et toutes les autres charges. Nous étions trop contents à lépoque de pouvoir les vendre. Il nétait pas question de les garder. On vendait un Dubuffet, et avec le produit, nous organisions une exposition Klasen. Voilà comment nous fonctionnions.
TL- Vous navez donc pas seulement exposé des artistes comme de Staël, Dubuffet, Bacon, mais des plus jeunes, des inconnus à lépoque ?
MF- Justement, mon idée était de présenter en même temps la toute jeune génération dartistes figuratifs. Cest comme ça que je suis venu à exposer en 1962 Télémaque, Klasen, Rancillac. La préface du catalogue a été écrite par Michel Ragon. Le terme de " Nouvelle Figuration ", cest moi qui en ai eu lidée, jy tiens. Le père de la " Nouvelle Figuration ", cest moi. Jen ai parlé à Gérald Gassiot -Talabot, et lui pour se démarquer de moi, et cest normal dailleurs, il a appelé ça la " Figuration Narrative ".
TL- Comment vos premières rencontres avec les artistes de la " Nouvelle Figuration " de sont-elles passées ?
MF- Le premier artiste que jai exposé seul, le point de départ, cétait Télémaque. Télémaque. habitait rue du Faubourg Saint Denis, où il nous avait donné rendez-vous. Télémaque avait fait toute ses études à New York. Il savait beaucoup de choses sur le Pop Art américain. Il nous a fait tout un cours sur le sujet. Télémaque ma recommandé ensuite Klasen. Il ma conseillé daller le voir, et puis ensuite, Télémaque à son tout ma indiqué Monory. Cétait avant 1965. À cette époque, je ne trouvais pas la technique de Monory vraiment formidable. Plus tard, peut être au Salon de Mai, jai vu dautres toiles de lui, et jai trouvé que Monory était devenu un bon artiste. Il était depuis rentré chez Maeght. Cétait trop tard pour le faire entrer dans notre galerie. À cause de cet atermoiement, je reconnais lavoir " manqué ". Jétais allé voir aussi Erro, en 1967, avant 1968 en tout cas. Il habitait dans un espace consistant en la réunion de deux chambres de bonnes, rue de Buci, et je lui ai acheté des toiles. Il y a un confrère qui nous a aidé moralement dans cette aventure, cétait Tronche, le beau-père dAnne Tronche. Il était marchand comme moi, boulevard Haussmann. Tout le monde nous tapait dessus à lépoque.
LT- Qui en particulier ?
MF- Il y avait par exemple un critique dart, qui sappelait Boudaille. Il était directeur des Lettres Françaises, cétait la revue communiste, bien faite, une revue dirigée par Aragon. Boudaille soccupait de toute la partie artistique. Au départ, Boudaille nous était plutôt favorable. Lors des expositions Klasen, il donnait des comptes rendu plutôt élogieux. Je me souviens en revanche davoir fait une exposition de Télémaque, et puis rien ! Je rencontre alors Boudaille Boulevard Haussmann, je lui demande de rédiger un papier. Il ne restait plus que quinze jours dexposition. À lépoque, cétait dailleurs plutôt Catherine Millet qui rédigeait les comptes rendus dexposition. Elle était collaboratrice aux Lettres Françaises. Voyez comme on retrouve toujours les mêmes personnes ! Boudaille mannonce alors quil ne fera pas darticle sur Télémaque. Et il ajoute même " quil va tirer dessus à boulets rouges sur mon travail ". Avec le sourire ! Je suis consterné. " Tu va me faire ça ! " Je lui demande la raison dune telle déclaration de guerre. Il me répond que nous sommes en pleine crise, cétait en 1965, et quil défend les artistes abstraits qui sont en grande difficulté. Toute toile de la Nouvelle Figuration vendue, cest un tableau abstrait en moins trouvant acquéreur. Voilà le raisonnement de Boudaille. Mais cétait un cas parmi mille autres. On était tellement attaqué de tous les côtés quon ne savait plus quoi faire. Vous voulez que je vous raconte une anecdote ? Monsieur Restany, lui, venait en général à nos à nos vernissages.
LT- Cest off, ça ?
MF - Non, au point où jen suis ça mest égal. Vous pouvez enregistrer.
MF Or, à ma grande déception, il nest pas venu me voir lors dune exposition Télémaque. Pendant un vernissage chez Stadler, je lui reproche en conséquence de nêtre pas passé à lexposition sur Télémaque. Et il me répond texto " Si je ne suis pas venu, cest volontairement : tant que tu exposeras de la merde, je ne viendrai pas à ta galerie pendant les vernissages. ". Il ajoute : " Les galeries qui exposent de la merde finiront dans la merde ". Cétait pour moi. Il est assez agressif à ses heures. Pour Restany, en dehors des Nouveaux Réalistes, point de salut ! Et il ma dit ça devant Stadler. Je dois dire que ça me touchait. Cest quand même une autorité Restany
En fait, la Nouvelle Figuration a été lancée trop tôt. On a essuyé les plâtres. On a fait des expositions, des catalogues, mais ça na pas eu les répercussions attendues.
LT- Quels sont les artistes de la Nouvelle Figuration que vous avez eu chez vous ? Monory, vous avez réussi finalement à lexposer ?
FM- Non, Monory je vous le dit , je lai raté pour de bon.
LT- Et Adami ?
FM - Je ne lai pas exposé. Il était assez ami avec Télémaque. Mais il me barbait. Il venait à la galerie, il voulait que jorganise une exposition, il insistait beaucoup, mais cest comme ça, jai eu un rejet à son égard. Jai exposé aussi Rancillac que jai connu par Télémaque. Et puis jai exposé aussi Jan Voss, et cest Jan Voss qui a soufflé le terme de Figuration Narrative à Gassiot -Talabot.
TL- Le terme de " Figuration Narrative " a été inventé par Voss ?
FM- Inspiré par Voss. Voss faisait des tableaux en forme de " comic ", en bandes narratives. Il y avait par exemple " la journée de la strip-teaseuse " : on voyait une femme qui se déshabillait et se retrouvait petit à petit nue à la fin du tableau. Le terme de " Figuration Narrative " vient de là. Il y aussi un artiste considérable que jai exposé et dont on ne parle plus, un artiste portugais, cest Bertholo. Ces tableaux sont devenus très rares. Cétait un peintre très intéressant.
TL- Il vit toujours ?
MF- Oui, mais il est retourné au Portugal. Cétait un garçon intelligent et cultivé. Nous discutions beaucoup ensemble. On parlait du Nouveau Roman. Javais tendance à défendre Butor, lauteur de la Modification. Bertholo défendait Robbe-Grillet. On parlait aussi des pianistes de jazz. Pour Bertholo, Thelonus Monk était le plus grand. Il ne sest pas trompé.
TL- La Nouvelle Figuration que vous défendiez alors, et en cela nul ne vous conteste votre rôle de précurseur, a -t-elle rencontré du succès auprès du public ?
MF- Il faut reconnaître que commercialement, cétait un désastre. On avait tout à payer, le catalogue, lexposition, le photographe. En général on organisait un buffet pour que cela devienne une petite fête, il y avait du champagne, mais le résultat est quon ne vendait au maximum un tableau, et cétait tout. Bertholo était un cas à part. On a tout vendu à son exposition.
TL- Quel type de clientèle fréquentait votre galerie ?
MF-Jai eu un jour la visite de Madame Pompidou, cétait en 1963 ou 1964. Elle voulait acheter des Bertholo. Je lui ai montré une série de toiles par terre, mais toutes étaient déjà vendues avant même lexposition en préparation. Jai proposé à Madame Pompidou de la rappeler ultérieurement, lorsque jaurai de nouveau des toiles disponibles. Madame Pompidou a manifesté de lagacement. En fait, je crois quelle ne ma pas cru. Elle nest plus jamais passée me voir. Mais le cas Bertholo était tout à fait exceptionnel. Pour le reste !
TL- La Nouvelle Figuration était donc invendable ?
MF- Comment na-t-on pas mis la clé sous la porte à la fin des années 1960 ? Je me le demande encore. Comment jai survécu à tout ça ? Je nen sais rien. Nous étions dans la situation dAlain Delon dans le film le " Samouraï ", où il est pris en tenaille entre la police et les gangsters qui tous veulent le supprimer. Nous, nous avions dun côté les galeries fortunées qui vendaient de lAbstrait et qui nous tiraient à boulets rouges, et de lautre, les Américains qui ne voulaient pas entendre parler de la Nouvelle Figuration. Allez, encore maintenant, avec un Télémaque sous le bras, à New York, et, vous verrez, vous ne le vendrez pas ! La Nouvelle Figuration a une audience européenne, mais cest tout. Ce qui est curieux, cest que maintenant, près de quarante après, tout ça ressort.
TL- Si on devait faire un panorama de la Nouvelle Figuration, comment situeriez-vous les artistes les uns par rapport aux autres ?
MF- Je mettrais parmi les premiers un artiste que je nai jamais exposé : Arroyo. À lépoque il m a été impossible dexposer Arroyo, car il était à la Galerie du Fleuve, avenue de lOpéra. Je mets aussi Télémaque dans les premiers. Il y a dautres artistes qui les valent bien sûr. Mais en tout cas, je mets ces deux artistes parmi les plus importants. Mais ça, cest un choix personnel. Cependant, je vais vous raconter une anecdote. Je déjeunais un jour avec le critique Otto Hahn, et on sest posé cette question. Alors nous avons joué aux petits papiers : chacun a inscrit en secret un nom sur un morceau de papier. Et les deux morceaux de papier était inscrit le même nom : Télémaque
TL- Avez-vous présenté Arroyo dans votre galerie ?
MF- Hélas non, je nai pas pu exposer Arroyo. Erro, non plus, dailleurs. Cétait impossible, car il peignait sur de trop grands formats pour la taille de la galerie. Je lui ai acheté des tableaux avec Tronche, dont je vous parlais tout à lheure, et je lui ai proposé de faire une exposition en 1967. Je me suis rendu avec tronche chez Erro. Notre idée était de lui acheter une dizaine de toiles, cinq chacun, et de les exposer dans ma galerie. Mais Erro a refusé. La galerie était vraiment trop petite à son goût, impossible de trouver le recul nécessaire pour regarder les uvres.
LT- En dehors de la Figuration Narrative, avez-vous exposé dautres écoles ou dautres mouvements ?
MF- Jai toujours continué avec la Figuration Narrative. Mais je vendais très peu de toiles. Jen vendais une par ci, une autre par là. Jallais demander une ou deux uvres à Erro, mais rien de plus. Pour financer les expositions, jétais obligé de faire du courtage. Cest le courtage qui ma permis de continuer. Jai eu entre les mains une demi-douzaine de toiles de Francis Bacon. Le démarrage de Bacon a été rapide. Jai vendu des Bacon en vitesse simplement pour payer le photographe, limprimeur, le critique dart qui rédigeait la préface des catalogues dexposition de la Nouvelle Figuration. Jai eu aussi beaucoup de Dubuffet, jai dû en avoir une cinquantaine, au début des années 1960. Jai eu des Jorn, en 1958. Jai eu aussi des Fontana. Je vendais des Fontana, et hop, je me disais je vais pouvoir faire une exposition sur Rancillac, et on verra bien. Puisque cétait notre " vice ", la Nouvelle Figuration ! Un vice, ça se paie !
LT- Avez-vous gardé au moins une toile de Fontana ?
MF - Non ! Je nai plus rien de Fontana ! Jai eu aussi Manzoni. Jai fait la première exposition de Manzoni à Paris en 1969.
LT- Manzoni ?
MF- À cette époque, cétait à Paris un parfait inconnu, il navait jamais exposé. Et, surprise, on a tout vendu. Cétait une bouffée doxygène.
LT- Pour vous, Manzoni est-il un bon artiste ?
MF- Cest un très bon artiste, extrêmement intéressant. Maintenant, ça vaut très cher.
TL- Pourquoi ne lavez-vous pas suivi davantage ?
MF- Le problème est quil y a des faux sur le marché. Jai exposé Manzoni sur les conseils de Otto Hahn. Il ma enjoint de me dépêcher, sinon dautres galeries allaient présenter à leur tour Manzoni. Lexposition a très bien marché. Les prix étaient faibles, bien sûr. Le marchand italien avec qui jai monté lexposition na pas voulu continuer avec Manzoni. À cause des faux. Ensuite, cest Madame Sonnabend qui a pris le relai. Elle a fait un catalogue très beau, qui aujourdhui est une référence. Moi, je dois avouer aussi ne pas avoir eu à lépoque les moyens de faire un catalogue.
LT- Comment expliquez vous que vous vendiez à Paris si bien des Manzoni, des Fontana, alors que la peinture figurative française était, semble-t-il, boudée par le public et les collectionneurs ?
MF - Comment jexplique ce phénomène ? Là, vous me posez une colle !
On peut dire que Manzoni est mort très jeune. Il y avait très peu duvres au départ. Alors quau contraire, les uvres de la Figuration Narrative sont très abondantes. Faites encore aujourdhui le tour des galeries de Paris, je ne citerai pas de noms. Si vous voulez des uvres de dix artistes différents de la Nouvelle Figuration, vous les aurez. Rien à voir avec la politique américaine, dont le principe est dorganiser la rareté. À lépoque, si vous vouliez un Jasper Johns chez Castelli, on vous sortait un tableau, mais pas deux. Il fallait montrer " patte blanche ". Aujourdhui, Jasper Johns est lartiste le plus cher du monde. On disait dailleurs que Jasper Johns, vrai ou faux , ne peignait pas plus dun tableau par an.
Et puis surtout, nous avions une assise financière insuffisante. Nous aurions dû faire de beaux catalogues, avec des reproductions en couleur. Mais, nous navions pas les moyens. On verra, se disait-on, le prochain Fontana quon vendra, ou le prochain Dubuffet, et on tâchera de financer une exposition. On a fait des expositions de Nouveaux réalistes. Et Restany nous disait que nous navions pas assez de capitaux face aux grandes galeries parisiennes. Cétait décourageant, mais en fait, il avait raison.
Il y avait un autre phénomène aussi : les Français nachetaient pas de peinture contemporaine. Je ne vous donnerai quun simple exemple. Javais entendu dire à lépoque, cétait en 1965, on était en pleine crise, quun pays achetait pas mal de tableaux, cétait la Suède. Jai fait des photos en couleur pour un Suédois, qui était venu acheter un petit Bacon à la galerie, qui aujourdhui fait la fierté du Musée de Göteborg : " Lhomme à loreille coupée ". Je vais le voir à Göteborg, muni de mes photos, un froid noir, cétait une véritable expédition, comme si jétais allé voir les eskimos. Je lui montre un cliché de Voss, il trouve la pièce intéressante et il machète la toile. Je lui montre un Télémaque, il trouve encore la pièce intéressante et me lachète : pour moi la Suède était un pays de cocagne par rapport à Paris où il ne se passait plus rien. Au bout dun moment, il me propose dorganiser une exposition de lÉcole de Paris, lors dune " semaine française " à Göteborg, avec des couturiers et des parfums français. Il me demande de lui trouver une demi-douzaine de noms dartistes de l École de Paris dont on pourrait exposer les toiles. Il me montre un hall énorme à remplir duvres. Je lui dis oui. (Rire) Je cite alors les noms de Télémaque, Klasen, Rancillac
etc. Un boulot monstre donc, à lépoque la douane était tatillonne. Les Suédois paient le transport et lassurance, moyennant dix pour cent de commission. On a tout vendu. Tout ! À des petits prix certes, ce nétait pas la fortune, mais on a tout vendu !
Enfin, ajoutons que les autorités françaises nont jamais vraiment défendu la Nouvelle Figuration. Il y a une grande responsabilité des musées. Il y a un esprit muséal en France qui se porte en faveur des artistes conceptuels et minimalistes, qui sont beaucoup plus " in " que les artistes de la Nouvelle Figuration. Pas plus tard que lannée dernière, il y a eu, par exemple, lexposition au Musée Pompidou, où la Nouvelle Figuration a été exposée. Mais comment ? Au lieu de consacrer une salle à la Figuration Narrative, les uvres ont été dispersées de salle en salle. Le choix des tableaux était bon. Le Monory était une très bonne pièce. Le Télémaque aussi était une bonne toile. Il y avait dautres tableaux qui en revanche étaient très faibles. On a limpression que les organisateurs se sont un peu moqués de la Nouvelle Figuration. Ils ont choisi des uvres sans conviction. On ne sent pas un discernement enthousiaste. Les tableaux de la Figuration Narrative semblaient avoir été tolérés au dernier moment, comme des cousins de province quon nose pas éconduire. Il reste de tout ça que nous avons accompli un travail de pionnier. Il nous reste la gloire de lavoir fait.
TL- Fromanger, vous ne lavez toujours pas évoqué ? Appréciez-vous Fromanger ?
MF- (Hésitation) Moins. Moins. Techniquement disons
Non, sil-vous-plait, ne me poussez pas à des critiques, je naime pas ça. Si je nen parle pas, cest parce que
Reprenons.
LT- Pourquoi les Nouveaux Réalistes ont-ils obtenu, eux, une cote assez rapidement ?
MF- Certains sont allés sinstaller en Amérique. Les plus malins ! La veuve Klein, Christo et aussi Arman
César, lui, est resté plus européen.
LT - Pour vous cest " la veuve de Klein " qui a fait la cote élevée de Klein à New York en vente publique ?
MF- Oui. Madame Rotrau Klein-Mocquet. Elle sest remariée. Elle vit là-bas, aux Etats-Unis.
LT- Pourquoi les Américains nachètent-ils plus lart français à votre avis ?
MF- Prenez le cas de Jean-Pierre Raynaud. Que jai exposé. Cest un garçon intelligent et entreprenant. Il est allé à New York. Cela na pas marché. Il a été rejeté. Je ne sais pour quelle raison. Mystère. Alors que les Italiens sont très bien implantés en Amérique, Chia, Clemente, les Allemands également, des artistes comme Kiefer par exemple. Le photographe Andreas Gursky, dont on parle tant, aussi est Allemand. Parmi les Français, Boltansky est un des rares à avoir une cote en Amérique.
TL- Est-ce dire que le destin de la Figuration Narrative est définitivement scellé ?
MF-- Je pense que sa fortune critique ne fait que commencer. Il y a certes encore des collectionneurs français encore très intéressés dacheter le dernier " Minimal " chez Yvon Lambert. Mais je pense aussi quil y a un public de collectionneurs qui achètent, pas très cher, mais de plus en plus à la Figuration Narrative. Il y a un public pour Klasen, et pour Erro. Ne parlons pas de Télémaque, car il y a très peu de Télémaque. Il y a une dichotomie entre lintérêt de lintelligentsia pour la Figuration Narrative et celui de la France profonde. Actuellement cest encore plus net. Je suis allé à la vente de Maître Poulain, Porte Maillot, où il y avait des toiles de la Nouvelle Figuration, et cette vente sest très bien passée. La salle était pleine. Il y a un vrai public pour la Figuration Narrative, mais on ne lencourage pas.
TL- Il y a bien eu lexposition Erro au Jeu de Paume ?
MF- Faire une exposition individuelle sur Erro, comme ça a été le cas au Jeu de paume ne sert à rien. Organiser une exposition Adami, comme il y en a eu une au Musée Pompidou, est sans lendemain. Il est en revanche indispensable dexposer tous ensemble les artistes de la Nouvelle Figuration. Il y a de quoi faire une exposition très intéressante.
TL- Il faudrait donc une grande rétrospective concernant la Nouvelle Figuration. Du côté des musées français, pas despoir selon vous ?
MF- Peu despoir. Quand je rencontre madame Suzanne Pagé, elle membrasse. Je lai connu, il y a trente ans. Elle était dailleurs ravissante à cette époque-là. Mais de là à organiser une exposition sur la Figuration Narrative, il y a un pas quelle ne franchit pas.
TL- Et du côté des autres galeries ?
MF- En 1970, jai demandé à Bongers de la galerie Carré dexposer des artistes plus jeunes que ceux quil exposait dhabitude. Il ne la pas fait tout de suite. Dans un premier temps, cest le fils Maeght qui a exposé dans sa galerie de la rue du Bac des artistes de la Figuration Narrative. Il a exposé Klasen et dautres. La galerie Carré soccupe maintenant dArroyo, de Télémaque, elle a organisé des expositions Klasen. Monory est toujours chez Lelong, Erro était ches Madame de Montenay qui est décédée. Adami est aussi chez Lelong. On a fait un travail de pionnier. Il nous reste la gloire de lavoir fait.
TL- Considérez-vous finalement que la vente Poulain est un événement en matière de prix pour la Figuration Narrative ?
MF - Bien sûr. Elle a été amenée par un groupe de courtiers qui depuis des années collectionnent et organisent des expositions de Figuration Narrative en Asie. Ils ont vendu une partie de leur collection. Certaines uvres venaient de chez moi. Leur idée est douvrir une galerie en Asie pour vendre des uvres dartistes chinois. Un petit Klasen à 110 000 F, de petite taille, cela ne sétait jamais produit, cest assez soufflant. Un Monory à 350 000 F ! Il y a eu un Erro vendu 250 000F, mais ça ce nest pas soufflant.
TL- Si la vente de Maître Poulain marque un nouveau départ, force est de constater que la cote des artistes de la Nouvelle Figuration na pas retrouvé les sommets connus pendant les années 1980.
MF- Le climat de la fin des années 1980 a été très favorable à la Nouvelle Figuration. Je me souviens avoir vendu un grand Erro, 350 000 F. Lensemble des prix de la Figuration Narrative na cependant pas encore rattrapé certains prix de 1989. Je me souviens avoir vu dans une vente un Adami à cette époque " La truite de Schubert " obtenir un million de francs. Je navais pas le temps dencadrer un Télémaque quil était déjà vendu. Certaines personnes venaient me supplier pour que je leur vende un Erro ou un Klasen. Certains collectionneurs hésitaient, mais lorsquils revenaient à la galerie, le tableau quils avaient choisi était déjà vendu. Je devais essuyer leurs récriminations et leur colère. Il faudrait que de telles circonstances se reproduisent et quune grande exposition soit organisée en France.
TL- Vous voulez dire que le destin de la Figuration Narrative est lié à largent facile, au marché en somme ?
FM- Oui. Cest vrai.
TL- Vous avez eu parfois quelques moments difficiles, mais aussi des grandes joies sans doute ?
MF- Jai eu un grand moment de bonheur quand jai exposé Jean Pierre Raynaud. Poussé dailleurs par Pierre Restany, qui le rangeait dans la suite des Nouveaux Réalistes. Les pots de fleurs, les sens uniques
etc, vous connaissez ! Un confrère, je ne sais plus lequel, passe à la galerie : " Mon dieu, tous ces tas de ferrailles, mais vous nallez rien vendre ! Nous avons tout vendu ! Mais ce nétait pas tout. Michel Ragon vient nous voir et nous annonce quil est commissaire à la Biennale de Sao Paulo et quil veut présenter Raynaud pour la Biennale. Raynaud navait même pas trente ans, nous étions avant 1970. Visite ensuite de Monsieur de Wilde, directeur du Staedlich Muséum dAmsterdam qui veut faire une rétrospective de Jean -Pierre Raynaud. Nous nétions pas au bout de nos surprises. Visite de Pontus Hulten, qui nétait pas encore au Centre Pompidou mais à Stockholm, qui lui aussi veut faire une rétrospective. Lorsque je raconte cela à Raynaud, il seffondre démotion dans un fauteuil. On était sur un petit nuage. Un des collectionneurs de la galerie était monsieur de Montaigu. Il négociait âprement. Il voulait même que je lui donne à bas prix une pièce de Raynaud, considérant que le prestige de sa collection bénéficierait à Raynaud.
TL- Une autre grande joie encore dans votre vie de galeriste ?
MF- Il y a eu le jour où Pompidou, mon ancien professeur du lycée Henri IV devenu Premier Ministre, ma acheté en personne une aquarelle, lors de lexposition Fontana. Pompidou était un homme très enthousiaste, il respirait la joie de vivre. Il navait pas beaucoup dargent, mais était passionné dart. Il na pas pu acheter une peinture de Fontana, mais une simple aquarelle. Dailleurs Pompidou, ça se voyait, nétait pas un homme dargent. Lexposition Fontana a été dailleurs une réussite. Un collectionneur italien est passé à la galerie et ma acheté dun coup une dizaine de pièces de Fontana. Ce nétait pas une somme considérable en soi, nous étions en 1969, mais pour moi, cétait magnifique de vendre autant de duvres en une seule fois.
TL- Parlez-moi des goûts du Président Pompidou. Vous a-t-il acheté dautres pièces ?
MF- Il a voulu acheter une uvre de Martial Raysse. Cétait un portrait de Marilyn. Puis, il sest ravisé. " Raysse est en train de travailler pour moi " ma-t-il dit. Il sagit dune toile qui appartient maintenant à la collection de Madame Pompidou et qui a fait laffiche de lexposition " Les années Pop ". Pompidou avait un goût très affûté. Une fois il remarque une " accumulation " dArman en forme de stèle dans la cour de la galerie. Pompidou ne connaissait pas Arman. Mais il se précipite sur la stèle et me pose de tas de question sur lartiste. Arman était alors très peu connu. Pompidou ma acheté un projet demballage du Musée de Berne par Christo. Je lui ai vendu aussi un Télémaque. Cétait juste après mai 1968. Les jeunes artistes du moment étaient franchement hostiles au pouvoir en place. " Comment ! Tu as vendu un de mes tableaux à cette espèce de salaud, je ne te félicite pas ", telle fut la réaction de Télémaque ! Lorsque Pompidou a été élu Président, il nest revenu quune fois à la galerie, en compagnie de son épouse. Il a continué à macheter des toiles. Mais ça se passait différemment. Il menvoyait une camionnette de lÉlysée et je la remplissais de tableaux. La camionnette se rendait à lÉlysée et le Président faisait son choix. Je lui vendais toujours quatre ou cinq uvres. Il ma acheté un Arroyo, une grande sérigraphie dAlain Jacquet. La dernière fois que jai vu Pompidou, cétait lors dun entretien à lElysée où il mavait fait venir. Cétait en 1972. Nous avons discuté une heure ensemble. Il ma demandé de lui commenter lexposition " Lumière 72 ", où figuraient 72 artistes pour lannée 1972. Je lui ai fait part de mes choix. Aujourdhui, quand jy repense, je regrette de pas avoir été assez sélectif. Il ma fait part de ses soucis quant à son projet de construction du futur Centre Pompidou. Le projet était critiqué. Pompidou en était très contrarié. On lui reprochait davoir choisi des architectes étrangers. " Il faut ouvrir une fenêtre sur lextérieur " lui ai-je répondu. Sur ces mots, son conseiller Focart est arrivé, et jai dû méclipser.
Aujourdhui, ma plus grande joie, cest de voir des artistes que jai exposés sans succès et qui aujourdhui ressortent.
LT- Les artistes de la Nouvelle Figuration par exemple ?
MF- Mais dautres aussi. Comme Silberman, dans la mouvance surréaliste, et qui va avoir une exposition.
TL- Avant de clore cet entretien, quel conseil donneriez-vous à un jeune galeriste ?
MF- Vu les masses de capitaux qui sinvestissent dans lart, je lui recommande dêtre riche, très riche.
TL- Lart ne serait quune question dargent ?
MF- Oui. Et cela me fait penser à un tableau de Ben. Il est écrit que pour être collectionneur, il faut beaucoup dargent.
TL- Mais vous, vous nétiez pas très riche. Cela ne vous a pas empêché dexercer avec succès votre métier ?
MF- Jétais sur le fil, jai réussi à équilibrer pendant une cinquantaine dannée, cest déjà miraculeux.
TL- Au fond, le vrai problème de lart français est le manque de capitaux des collectionneurs et des galeristes français.
MF- Le problème est là !
Je suis allé voir lexposition de Barcelone au Petit Palais. Il y avait, Picasso, Miro, Picabia. Très bonne exposition. Avant 1914, le monde entier venait se faire oindre à Paris. Nous avons vécu sur lidée que Paris ne serait jamais détrôné. Après la guerre, il y eu une période deuphorie sur lécole de Paris, cest -à-dire la peinture abstraite. On sest dit : " ça va continuer, on a les meilleurs artistes et le monde entier va continuer de venir nous les acheter ". On ne sest pas rendu compte quavec la puissance économique américaine, qui est écrasante par rapport à la nôtre, petit à petit, tout cela allait disparaître.
TL- Est-ce que vous regrettez quelque chose dans votre vie ?
MF- Je ne suis pas milliardaire. Je ne me plains pas. Je mange à ma faim, je mange même un peu trop dailleurs, mais jai eu une vie merveilleuse. Je pense quavec les qualités que je me reconnais jai eu une vie plus belle que ce que je méritais. Jai eu la chance aussi davoir lappui de Madame Faure. Mais quelle vie merveilleuse jai eue !
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