3) Comment sortir alors de ce club? Pour que la sélection reste une sélection il faut dabord admettre que cest «une sélection » justement, cest-à-dire une proposition et non pas, comme on la entendu pendant des années à Art Basel, « le meilleur de lart contemporain ». Ce qui est ridicule de la part de commerçants qui ne font jamais ainsi que vanter une fois de plus leur marchandise. Dautre part, inclure dans cette proposition la part dinachevé propre à chaque artiste, si talentueux soit-il, qui nous rappelle, à la manière dErnst Gombrich, que cest un être de chair et de sang qui conçoit les uvres, selon une trajectoire incertaine, fragile, comprise entre lart balbutiant et le chef duvre, rarissime par définition. On replace ainsi la figure de lartiste au milieu du village. On retire au marché et à ses relais médiatiques et institutionnels le monopole du lien avec le public pour faire connaître et vendre des uvres. On inaugure dautres voies. On met en place dautres passerelles entre hier et aujourdhui. Entre les artistes et le public. Entre les médiateurs et les artistes. Entre telle uvre et telle autre. Sans se soucier de cette sacro-sainte compétition qui, contrairement aux antiennes habituelles, ne privilégie pas les meilleurs, mais les plus forts, ce qui nest pas la même chose. Dans le domaine culturel. Comme sur un plan simplement humain. Le pire et le meilleur, dites-vous, chez les Refusés dhier ? Et chez les Acceptés daujourdhui qui, eux, monopolisent toute la visibilité, tout en feignant dêtre encore des marginaux? Une uvre forte na rien à craindre dune cohabitation avec une uvre dun niveau inférieur si ses médiateurs savent éclairer lune et lautre en relation avec la trajectoire que je viens dévoquer, et si une telle cohabitation permet à des artistes de rencontrer le public qui, lui aussi, a son chemin et son expérience à faire. A son rythme. Lactualité des artistes, la vie artistique, cest aussi cela. Cest même ainsi que tout commence et recommence, surtout quand le succès tarde.
4) A quoi sert la presse culturelle? On est souvent frappé par lunanimité dans la réception des uvres. En ce moment, on nentend quune voix pour louer la Fondation Pinault à Venise. Deux phénomènes se conjuguent pour expliquer cette louange universelle (quand, à mon avis, on peut y voir aussi le pire de lart contemporain) : Pinault met de largent dans la moitié des médias français de référence qui ne sauraient donc critiquer le pourvoyeur de fonds ; le mimétisme fait le reste : les médias se persuadent tous mutuellement de ce que quelques-uns disent et créent ainsi un effet boule de neige.
Vous avez raison. Le conformisme est grand dans le monde de lart contemporain comme dans la presse culturelle. Dailleurs dissocier celle-ci de celui-là nest quune manière de parler. Certes, il y a bien ici et là quelques tireurs embusqués et heureusement. Mais leur visibilité est très réduite. Le plus souvent, chacun se tient par la barbichette. Il ne faut pas craindre de le dire. Comme partout ailleurs, malheureusement. Mais ici les positions se négocient davantage car le monde de lart contemporain est étroit, les intérêts croisés y sont plus affirmés. Alors que faire, si vous voulez faire respirer un autre air ? La presse culturelle, comme la grande presse, est de moins en moins une presse de révoltés. Bobo, tout au plus. Quel journal pourrait jouer dans le monde de lart contemporain le rôle du Monde Diplomatique en décryptant sans les promouvoir (cest-à-dire en ne procédant pas comme la sociologue Raymonde Moulin), les liens qui unissent par exemple un François Pinault, lÉtat, léconomie et lart contemporain vanté par la grande presse de gauche comme de droite ? Presse interchangeable justement quand il sagit de couvrir lactualité de lart contemporain et
léconomie. Tout le monde sy retrouve, même devant le plus subversif qui nagresse évidemment plus personne depuis un moment. Et surtout pas ses riches acheteurs, ni les «pipoles». Même les performances financières du marché de lart ne scandalisent plus. Cela a donné naissance au contraire à des chroniques quon appelle «Marché de lart» et même de lucratives rubriques dans les pages « Investissements » des cahiers « Économie ». Le Figaro, le Monde, Libération, quelle différence ? En Suisse, cest la même chose. Tout le monde est daccord. Est-ce normal ? Tout ce que le marché encense est-il acceptable ? Tout ce quil écarte est-il condamnable ? Voilà des questions qui donneraient du sens à la presse culturelle aujourdhui. Mais sa lecture de lactualité artistique et du marché est plus justificative que critique. Le milliardaire François Pinault, parmi dautres philanthropes aussi fortunés, achète, cest vrai, lart du marché. Mais sous leffet des règles du marché, cet art nest plus que du consommable financier et du divertissant. Oui, François Pinault, grand ami du « grand » philosophe Bernard-Henry Lévy, lui-même grand ami des médias, plaît au marché, que nombre de représentants conseillent, y compris un ancien ministre de la culture. Cest le « Charles Saatchi » hexagonal, ce publicitaire britannique prospère qui vend, achète et expose «en gros» de lart contemporain. Surtout depuis que François Pinault sest offert et cest son droit, comme on dit souvent chez Marianne un poste dobservation de premier plan en achetant la 2e société de ventes publiques du monde, Christies en loccurrence. Mais était-ce encore son droit et celui de la presse « éclairée » de piétiner les élus comme presque tous les journalistes lont fait parce que les représentants du peuple, moins sensibles sans doute à la chance extraordinaire qui leur était «offerte », nallaient pas dans le sens et à la vitesse souhaités par le milliardaire pour recevoir sa fondation ? Les journalistes se sont satisfaits des déclarations du patron du groupe Fnac-Redoute-Gucci-Printemps-Point entre autres. Monsieur Pinault avait donc forcément raison. Cest désolant. Intérêts croisés, cest sûr ! Le monde de lart contemporain comme son marché sont à limage du monde économique néolibéral que nous habitons. Le marché a tous les droits. Comme autrefois le Parti chez les communistes. Et ses détracteurs nont plus que celui de se taire ou daller voir ailleurs. Vous laurez compris, je fais partie de celles et ceux qui aiment aller voir ailleurs lartistiquement incorrect et non événementiel. On y fait toujours de vraies et parfois dérangeantes rencontres ! François Pinault, parmi dautres, devrait sy rendre de temps en temps, lui qui affirmait il y a peu que les artistes « peuvent probablement percevoir les grands mouvements sismiques plus vite que les hommes daffaires»
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