Lart na jamais cessé dentretenir des relations essentielles avec le corps, y compris au moment de la supposée faillite du premier, vers le début des années 70. On se souvient peut-être du " Premier manifeste de lart corporel " signé en 1974 par le critique François Pluchart : " lart corporel nest pas une nouvelle recette artistique destinée à sinscrire tranquillement dans une histoire de lart qui a fait faillite. Il est exclusif, arrogant, intransigeant
" Par la suite, cette intransigeance sest quelque peu adoucie : Gina Pane est revenue au dessin, Hermann Nitsch et Urs Lüthi ont proposé des huiles sur toile, rejoignant ainsi ceux qui navaient jamais cessé daborder la problématique du corps par le moyen de la peinture et navaient naturellement jamais cru à la mort de lart. On pense bien sûr, parmi de nombreux autres artistes fascinés par le corps, à Lucian Freud, Franta, Vladimir Velickovic ou Eugène Leroy : pour ce dernier " la chair est quelque chose qui mimporte plus que jamais, mais ce rapport à la chair est un rapport purement pictural ".
Franta sinscrit depuis quarante ans au premier rang des peintres du corps, mais, à la différence dEugène Leroy, son rapport à la chair nest pas exclusivement pictural : la condition humaine est son " tourment majeur " selon lexpression du directeur du Musée Guggenheim de New York, Thomas M. Messer. Corps suppliciés en écho aux drames de lHistoire dont le tchèque Franta a été et demeure le témoin bouleversé, corps épanouis des splendides Masaï rencontrés par le peintre en Afrique, tous traduisent des préoccupations dordre existentiel autant que pictural. Dans le premier cas, Franta peut aller jusquà lévocation de la chair en décomposition dun cadavre, en hommage aux victimes de Srebrenica, associée à une icône en usage sur le web (" Purification.com ", 2001) comme pour rappeler à quel point la purification ethnique pratiquée par Milosevic a pu apparaître comme une abstraction lointaine aux yeux distraits des téléspectateurs et internautes de la société globalisée. Dans le second cas, Franta observe avec tendresse la vie heureuse de couples africains (" Couple ", " Le partage ") protégée des tragédies du monde encore suggérées par le terrible " Trop tard " (2001) représentant un homme mort qui ne parlera pas aux micros dérisoirement tendus vers lui, ou " Prime Time " (2001) sur un thème proche.
Il y a bien un cri du corps chez Franta, qui fonde une première originalité de son art : cri de douleur ou cri de joie, il nest jamais étouffé au profit de strictes considérations formelles, et cest pourquoi il est possible de qualifier la peinture de Franta de néo-expressionniste.
En tout état de cause, ce nest jamais du corps de lartiste lui-lême quil est question, différence capitale par rapport aux courants dérivés de lart corporel ou de lactionnisme viennois. Il sagit dun corps métaphorique permettant à Franta de développer une réflexion qui a déjà été analysée par plusieurs auteurs. Cest pourquoi il me semble quil faudrait davantage se tourner aujourdhui vers la deuxième originalité de lart de Franta : il a su élaborer, en lespace dune vie, un style expressionniste qui constitue par lui-même un manifeste permanent en faveur de la peinture.
Non pas la recherche de la " no style position " à la manière de De Kooning, cet autre grand expressionniste, mais bien laccomplissement dun projet pictural qui na jamais rompu, quant à lui, avec lhistoire de lart. Franta nest pas lhéritier de De Kooning (que par ailleurs il admire), mais son semblable, comme lest aussi à sa manière aujourdhui un Anselm Kiefer. Ce rapprochement ne se justifie nullement par une parenté des images, on la compris, mais par la présence existentielle particulièrement forte des tableaux et, pour ce qui concerne spécifiquement Franta, le refus de toute théâtralité. Il y a encore un point commun entre De Kooning et Franta, quils partagent tous deux avec le Frenhofer balzacien du Chef duvre inconnu : ce sont des peintres qui ne cherchent pas à parvenir à un " tableau parfait " mais qui veulent achever un tableau impossible. Il est en effet impossible de contenir le mystère de la condition humaine dans la peinture, mais la peinture ne renoncera jamais à repousser toujours plus loin ses propres limites pour interroger lhomme. Tel est dabord le sens et la valeur, me semble-t-il, de lart expressionniste de Franta. l
(Exposition Franta au Musée de Menton en juillet 2002) |