Sans Julia Kristeva qui a inventé le concept dintertextualité, ne parlerait-on pas aujourdhui que de «plagiat» ? Ce concept dintertextualité - postmoderne par excellence - est le plus adéquat pour expliquer, lire, relire la production avant-gardiste du début du XXe siècle. Lun des premiers postulats du futurisme italien réside sur le concept de refus de la tradition et du passé. Marinetti entend utiliser un nouveau langage et cest en ces termes quil sexprime dans lintroduction, très symboliste, du premier manifeste futuriste : « Alors, le visage masqué de la bonne boue des usines, pleine de scories de métal, de sueurs inutiles et de suie céleste, portant nos bras foulés en écharpe, parmi la complainte des sages pêcheurs à la ligne et des naturalistes navrés, nous dictâmes nos premières volontés à tous les hommes vivants de la terre : MANIFESTE DU FUTURISME « (in Giovanni Lista, Futurisme. Manifestes - Documents - Proclamations, Lausanne, LAge dHomme, 1973). Le futurisme est dès le début basé sur le refus des sources - et donc de la citation - et sur la primauté des découvertes et des inventions littéraires : « À quoi bon regarder derrière nous, du moment quil nous faut défoncer les vantaux mystérieux de lImpossible ?» écrit le fondateur du futurisme dans ce même manifeste. Il se pose demblée comme primitif dune nouvelle sensibilité : « On accusera probablement notre art de cérébralisme tourmenté et décadent. Mais nous répondrons simplement que nous sommes au contraire les primitifs dune nouvelle sensibilité centuplée, et que notre art est ivre de spontanéité et de puissance». Le refus de la citation parcourt toute laventure de ce mouvement depuis sa fondation officielle (20 février 1909) jusquà la mort de Marinetti en 1944. Jusquà la fin de sa vie, il insiste encore sur lidée prométhéenne de primauté, de création ex nihilo et, surtout, il joue sur lautoréférentialité : si vraiment tout texte se construit comme une « mosaïque de citations » et si tout texte est « absorption » ou « transformation» dun autre texte alors il faudra que cet autre texte soit un texte futuriste. Pour résumer la citation dautrui, les futuristes ne veulent pas lentendre : « Vos objections ? Assez ! Assez ! Je les connais ! Cest entendu ! Nous savons bien ce que notre belle et fausse intelligence nous affirme. - Nous ne sommes, dit-elle, que le résumé et le prolongement de nos ancêtres. - Peut-être ! Soit !? Quimporte ?? Mais nous ne voulons pas entendre ! Gardez-vous de répéter ces mots infâmes ! Levez plutôt la tête ! Debout sur la cime du monde, nous lançons encore une fois le défi aux étoiles ! » (Idem)
Le futurisme italien, comme tout mouvement postsymboliste, se proclame originel et original et cette vocation se retrouve dans la plupart des textes théoriques. Dans la soixantaine de manifestes futuristes, les occurrences de mots tels quoriginel et original, primitif et primordial sont élevées. De même - et surtout - que le mot premier, décliné au masculin ou au féminin, singulier ou pluriel, qui revient le plus souvent. Tout doit donc être premier : non seulement les manifestes et leurs auteurs mais aussi larmée italienne, les Sardes considérés comme du « matériel premier de guerre », dans un étonnant manifeste intitulé « Moltiplichiamo i Sardi primo materiale di guerra ». Le peintre Balla a su imposer le premier décor futuriste au Teatro Costanzi de Rome, pour un spectacle de danse futuriste. Même Mascagni, qui nest pas considéré futuriste a pourtant le mérite dêtre le premier et le seul en Italie à avoir accélérée « la libération du tsarisme mercantile et dilettantiste dans la musique » en préparant la voie aux musiciens futuristes. Cest là une forme dintertextualité reconnue a posteriori par les futuristes eux-mêmes.
Le terme nouveau atteint cependant le nombre le plus élevé doccurrences, alors que les termes inventer et invention reviennent plus rarement. Cest dire que que, entre 1909 et 1910, les choses sont très claires pour Marinetti : il sait parfaitement quil na rien inventé et il ladmet dans une interview parue dans LIntransigeant le 12 avril 1909 en reconnaissant explicitement limpossibilité dune création ex nihilo : « Je nai rien inventé, soit même pas le Futurisme qui a déchaîné dautres violences. Qui donc peut se vanter davoir inventé quelque chose ? » Il reprend dailleurs ce même concept dans une autre interview publiée en 1911 dans le journal Le Temps: « Vous ne pouvez pas comprendre notre état desprit à nous, jeunes artistes italiens. Lart ancien peu à peu se laisse pénétrer par les notions nouvelles. Une lente absorption se fait des éléments anciens qui séliminent. En fait, nous ne renions pas le passé, nous le reléguons à sa place, qui ne doit être quépisodique dans notre vie. Nous navons rien inventé, et nous ne faisons que synthétiser sous une forme expressive des sentiments, des idées qui cherchaient à sexprimer ».
Fortement imprégné de culture française (dès lannée de son baccalauréat il lit Zola, Rousseau, Baudelaire, Mallarmé, Verlaine, Schwob, Flaubert, fréquente Rachilde et Villette, Kahn et Jarry, se rend régulièrement à la Closerie des Lilas, où il rencontre Paul Fort et sa cour) Marinetti fait de son premier manifeste une imitation dun modèle emprunté à la modernité ainsi quau symbolisme. Il nen demeure pas moins que le futurisme, aux yeux de Marinetti, apportera du nouveau dans le domaine des arts. Mais ce que lauteur sait tient au fait que, pour lui, dans le futurisme il ny a pas un nouveau début, mais plutôt la fin de tous les passés. À partir de ce mouvement, il faudra aller vers des nouveaux dépourvus dantécédents, à moins quils ne soient futuristes. De la dimension théologale du « non nova, sed nove » (rien de neuf mais des nouveauté), les futuristes veulent atteindre une dimension autre et apprendront à parler en termes originaux, en apportant continuellement des innovations, en se positionnant continuellement en avant et en avance, car tout na pas encore été dit ou écrit. Rien à voir avec la devise surréaliste dEluard, « Il faut prendre à César tout ce qui lui appartient » : chez les futuristes. Cest pourquoi chez les premiers, les innovations vont se multiplier en dans la poésie, la peinture, le théâtre, la musique en une sorte divresse de la trouvaille qui exclut tout ce qui nest pas futuriste. Dans « La nuova religione - morale delle velmocità » (1916) Marinetti écrit : « La splendeur du monde sest enrichie dune beauté nouvelle, la beauté de la Vitesse ». Après lart futuriste, ivre de machinisme, voici la nouvelle religion morale de la Vitesse. La morale chrétienne a développé la vie intérieure de lhomme, mais elle na plus de raison dêtre aujourdhui, puisquelle sest vidée de tout le Divin. La morale chrétienne sauvera lhomme des excès de la sensualité. Elle a modéré ses instincts et les a équilibrés. La morale futuriste sauvera lhomme de la décomposition déterminée par la lenteur, le souvenir, lanalyse, le repos et lhabitude. Lénergie humaine centuplée par la vitesse dominera le Temps et lEspace » :
Beaucoup de critiques littéraires - un peu myopes - se sont limités à accuser le futurisme de calque symboliste ou de plagiat. Ils ont occulté la valeur dautoréférentialité nécessaire à lépanouissement du mouvement sans prendre en compte la dimension créative et créatrice du mouvement, sans tenter de lappréhender dans sa globalité et sans considérer la stratégie de développement déployée par Marinetti. Rappelons de plus que la défense et lillustration de la primauté de la trouvaille sont propres à lavant-garde aussi bien que les accusations de plagiat. Cela ne concerne dailleurs pas que les futuristes italiens : bien des polémiques ont traversé les années Dix et Vingt du Vingtième siècle en opposant par exemple, Boccioni à Delaunay, Apollinaire à Cendrars, Reverdy et Max Jacob, Huidobro et Reverdy, Huidobro et les ultraistes, Huidobro et Cocteau. Une telle liste nest pas exhaustive. Et lon peut résumer celà en affirmant que personne ne copie personne et tout le monde fait la même chose par effet de Zeitgeist, (un peu à linstar de Pierre Ménard et Cervantes selon Borges). Lenjeu demeure toutefois dune portée certaine ou recèle une certaine portée, cependant. Mais toutefois la reconnaissance dun intertexte futuriste important dans lécriture poétique des années Dix, en France notamment, équivaudrait à reconnaître et à admettre lexistence dun futurisme français ce que beaucoup refusent. En tout état de cause le mouvement futuriste se construit dans les années 10 et 20 sans avoir à reconnaître sans cesse ses dettes vers un passé parfaitement connu mais violemment rejeté. Il crée de la sorte et à partir du roman Mafarka le futuriste de Marinetti (Milan, Edizioni futuriste di « Poesia », 1910) sa mythologie, son univers théologal et commence à concevoir un nouvel univers qui se nourrira, au fur et à mesure, déléments nouveaux.
Des critiques ont accusé Marinetti davoir établi ses ouvrages - et notamment Mafarka - sur le plagiat de « certains textes narratifs stéréotypés » : parler dintertextualité aurait été sans doute plus élégant et aurait par anticipation aux considérations de Genette dans Bardadrac : « Rosanette, à Fontainebleau, quelle visite pour la première fois, dit : « Ça rappelle des souvenirs ! », évidemment sans savoir lesquels, et Louise, contemplant un déversoir sur la Seine à Nogent, hasarde : « Cest comme le Niagara ! », où elle nest jamais allée. Si je ne linvente pas, et même si je linvente, Bouvard et Pécuchet trouvaient « ressemblants » des portraits dont ils ne connaissaient pas les modèles. « Ressemblant à quoi ? », demandait à Valéry un admirateur du Descartes de Frans Hals : « Cest le seul portrait quon ait de lui ! « Dommage que ce ne soit pas vrai : il en existe au moins un autre, par Weenix, sans compter les anonymes et les apocryphes ; dailleurs, le Descartes de Hals et celui de Weenix ne se ressemblent pas entre eux, ce qui écarte tout soupçon de copie. On ne sait donc pas lequel, ni même si lun deux, est « ressemblant ». Et pourquoi Descartes devrait-il ressembler à lui-même ? » ( Paris, Seuil, 2006). Cest donc précisément à partir de Mafarka que Marinetti commence à élaborer lidée de la fin du passé, idée quil reprendra par la suite, en la développant dans les manifestes les plus importants entre autres dans le fameux texte « Manifeste technique de la littérature futuriste », 11 mai 1912 : « Ce fut en aéroplane, assis sur le cylindre à essence, le ventre chauffé par la tête de laviateur, que je sentis tout à coup linanité ridicule de la vieille syntaxe héritée dHomère. Besoin furieux de délivrer les mots en les tirant du cachot de la période latine ». Néanmoins le besoin den finir avec tous les passés demeure une aporie que lon retrouve très souvent quelque soit le domaine de la création touché, en loccurrence avec Balilla Pratella la musique : « Le futurisme, rébellion de la vie, de lintuition et du sentiment, printemps frémissant et impétueux, déclare inexorablement guerre à la doctrine, à lindividu et à lopéra qui répète, prolonge ou exalte le passé au détriment du futur » (« Manifesto dei musicisti futuristi », 11 novembre 1910.)
Laporie, on le sait, appartient à la dialectique des avant-gardes. Et lorphisme quApollinaire insère dans le cubisme, nous rappelle Viola dans son ouvrage sur Marinetti nest autre quun appel ou un rappel dun savoir ancien. Et peu importe si la rupture devient ou déclenche une nouvelle tradition : cette nouvelle « tradition » fondée chez les futuristes sur lautoréférentialité, va déboucher sur limaginaire de reconstruction futuriste de lunivers : vie et art ne seront plus quun seul élément, tout est ou sera futuriste. Toutes les nouveautés futuristes trouvent alors une cohérence significative dans le jaillissement dune réalité autre projetée vers le futur et encrée uniquement dans le présent de la création. Comme lécrit Fortunato Depero dans son article « Ricostruzione futurista delluniverso » de 1915. « Le motlibriste Marinetti à qui nous montrâmes nos premiers complexes plastiques nous dit avec enthousiasme : « Lart, avant vous, fut le souvenir, lévocation angoissée dun objet perdu (bonheur, amour, paysage), cest pourquoi il était nostalgie, statisme, douleur, éloignement. Avec le futurisme au contraire, lart devient art-action, cest-à-dire volonté, optimisme, agression, possession, pénétration, joie, réalité brutale dans lart (Ex. : onomatopées ; ex. : bruiteurs = moteurs), splendeur géométrique des forces, projections en avant ». « Lécriture poétique futuriste se positionne donc entre mimesis et analogie transgressive et tout compte fait lanalyse de lintertextualité ne peut donner que ce quelle a et on peut émettre bien des doutes qur sa capacité à ouvrir une lecture de textes créatifs - ensemble et superposition de figuration, poésie, espaces vides et espaces pleins, écorchures et déchirures - qui doit tenir compte aussi dautres paramètres, comme le temps, lespace, lImaginaire.
Le futurisme na cessé de donner des rendez-vous manqués au lecteur continuellement nargué. Car sil est objectivement impossible déchapper à lintertextualité puisque, nous rappele Genette Dans Bardadrac « en art, tout est dans la matière », il est nécessaire pour les futuristes, de lescamoter en oeuvrant ou en dés-oeuvrant subversivement, lécriture. Francesco Balilla Pratella, dans son « Manifeste des musiciens futuristes » a dailleurs illustré, pour son champ (et chant) particulier ce quil en était lorsquil affirme : « Dans lopéra futuriste, lindividu et la foule ne doivent plus imiter phoniquement notre façon courante de parler, mais ils doivent chanter comme nous chantons tous, lorsque oubliant les tyrannies de lespace et du temps, grisés par une volonté puissante dexpansion dominatrice, nous entonnons instinctivement lessentiel et fascinant langage humain ». Et si les mots en liberté peuvent se soustraire, éventuellement, à lintertextualité ; ni lécriture romanesque ou théâtrale ne peuvent sy soustraire dans lentonnement de « lessentiel et fascinant langage humain » évoqué par Pratella. Pour parler de lécriture futuriste il convient donc plutôt de lévoquer non sous le signe de la citation mais sous celui de lex-citation. En effet, si le rendez-vous avec le lecteur est continuellement différé ou manqué, la provocation propre à lécriture futuriste demeure toujours présente. Le même type de provocation jaillit dun roman qui nest pas classé comme futuriste par Marinetti. Toutefois cest bien cette oeuvre qui a organisé cette affaire : Lo Zar non è morto, un roman de 1929 (republié en 2006 par léditeur Simoni de Milan) écrit à vingt mains par « Il grupo dei dieci » composé Antonio Beltramelli, Massimo Bontempelli, Lucio dAmbra, Alessandro de Stefani, F.T. Marinetti, Fausto Maria Martini, Guido Milanesi, Alessandro Varaldo, Cesare G. Viola, Luciano Zuccoli. Le roman a été republié par Giulio Mozzi, pour léditeur Sironi de Milan, en 2005. Lintertextualité devient alors un jeu, un concours lancé par Marinetti dans lintroduction et dont le règlement est publié à la fin du roman. Lobjectif est (chose pratiquement impossible) de deviner quel auteur a écrit quel chapitre. Le fait est que la solution, de toute manière, nest pas connue. Cest donc là encore un rendez-vous (volontairement) manqué. Une nouvelle fois le lecteur se trouve bafoué jusquau bout par des auteurs qui ont laissé intacte la provocation, afin de créer lex-citation du texte qui continuellement se soustrait à toute grille interprétative, en allant encore et toujours en avant sur ce qui produit du sens et pour lanticiper. |