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Les artistes et les expos
Images de Guerre ou guerre des images ? |
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par Thierry Laurent |
Militaires, commerciales ou idéologiques, les guerres se déroulent aujourdhui sur le champ de la représentation. Un conflit armé est dabord un dispositif scénique. Les attentats du 11 septembre 2001 doivent leur impact, non pas tant à leurs milliers de morts, quà une scénographie parfaitement orchestrée. Les images de guerre ne sont plus des outils dinformation, mais des instruments de surenchère médiatique que les chaînes de télévision se disputent pour capter laudimat. Le réel, cest limage et rien dautre. Une guerre se doit de flatter le voyeurisme planétaire. Sur le terrain, il ny a ni gagnants, ni perdants, mais seulement des producteurs de spectacle et des récepteurs dimages.
Les guerres nont de réalité quà travers leur transfiguration médiatique. Elles ne fabriquent plus des armes, ni des blessés, ni des morts, mais dabord des images darmes, des images de blessés, des images de morts. Encore faut-il que ces images soient crédibles ! Que le public y croie ! Mieux, quil sy croit.
Crédible ! Le mot est prononcé. Quest-ce quune image de guerre crédible ? Il est un fait que toute image de guerre est sans cesse retravaillée, reformatée, recolorée, selon les canons dun audimat avide de télé-réalité. Aujourdhui, une image de guerre obéit à une construction visuelle aussi impérative que létait la perspective à la Renaissance. Une guerre doit donc être crédible, en ce sens quelle doit donner au spectateur limpression dy participer : une vraie guerre, plus vraie que nature, plus authentique que la précédente, une guerre qui ressemble à la guerre, avec une incursion dans lintime. Seulement voilà, le problème est quune guerre vraie est dabord une fausse guerre, une guerre obtenue à coups deffets spéciaux, déclairages kitsch, de mise en scène. En matière dimages, comme dimages de guerre, le réel se nourrit de fiction.
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Alain Josseau, Sniper2, de la serie Nighty-sho(o)ts. |
Il ny a plus de réalité de la guerre, ou si réalité il y a, il y a réalité dune guerre qui se conforme à limage quelle veut donner delle-même. Limage précède toujours le réel, lun et lautre étant forcément manipulés pour se conformer à lattente du public. Cest cette manipulation de limage, manipulation destinée à lui donner une apparence de « reality show » conforme au modèle répandu dans linconscient collectif, qui intéresse lartiste. Alain Josseau sévertue à démonter les mécanismes du mentir vrai de limage contemporaine.
Le réel ? Une fiction que les médias fabriquent au quotidien ? Tel serait peut-être le constat quAlain Josseau tend à retranscrire à travers le jeu des installations quil nous présente ici. La « société du spectacle » ne consiste plus à bâtir une fiction sur du réel, mais à construire du réel à partir de la seule fiction des images. Luvre dAlain Jousseau déconstruit cette machination.
Avec « Nighty-sho(o)ts », séries de dispositifs prévus dans les salles du château de Taurines pour lété 2004, Alain Josseau a choisi de travailler en particulier sur limagerie guerrière. Le résultat ? Des images de guerres plus vraies que nature. Comme si on y était. Leur mode délaboration ? Du faux, ou plutôt un jeu infini de simulacres et de simulations. Ou comment démontrer que le réel procède de lartifice.
- La « Salle des Napoléons » tout dabord : trois toiles peintes par lartiste, copies conformes duvres de peintres anciens dépeignant des batailles napoléoniennes (batailles dEyleau et dAboukir), ainsi que le fameux « Sacre de lEmpereur » par Jacques-Louis David. Lartiste joue ici sur la confusion des temps et des systèmes de représentation. Car il sévertue à restituer, grâce aux flous et à la tonalité verte de la toile, la vision de lunette à visée infra-rouge utilisée dans larmement moderne.
Aujourdhui, la crédibilité du reportage est renforcée par cette teinte verte, image fugitive, prise la nuit, à travers le viseur du soldat en action, image de voyeur qui permet de sidentifier, non pas tant au preneur dimage, quau soldat dont le regard nyctalope incarne larchétype de la vision guerrière. Seulement, ici, lartiste donne au spectateur les clés pour ne pas être dupe. Car il utilise un médium traditionnel, la peinture, pour restituer une vision ultra technologique du réel. Avec cette incongruité voulue, lartiste déconstruit le processus même de fabrication de limage contemporaine. En conférant une tonalité actuelle à des événements vieux de trois siècles, il joue sur le décalage des époques, la confusion des techniques. Lartiste sévertue à perturber les repères du spectateurs, montrant ainsi que limage moderne nest pas tant le reflet du réel que du jeu infini des manipulations.
- La « Salle de la guerre » ensuite : il y a ce quon est censé voir, limage, côté adret ; et ce quon est censé ne pas voir, le côté ubac, le mode secret de simulation. Du côté mise en scène, du côté artifice donc, voici deux plateaux sur lesquels sont disposés des maquettes, lune faite de composants électroniques, lautre constituée des milliers soldats miniatures, de chars et davions, qui ne sont que des jouets. Des caméras filment ces installations et restituent les images en direct à travers une suite de moniteurs que les spectateurs sont amenés à regarder au cours de leur déambulation. Mais seulement voilà, grâce au traitement informatique de limage, le spectateur est persuadé dassister à une bataille se déroulant « in live » sur fond de désert irakien : bâtiments filmés la nuit dun bombardier, mouvements de troupes aperçues davion. Les figurines immobiles pour jeu denfants deviennent des soldats en action, et les comarts posants électroniques se muent, par la magie des effets spéciaux, en bâtiments énigmatiques vus davion. Autre dispositif de linstallation, cette roue qui tourne, sur laquelle sont installées des cartes topographiques et qui donne lieu, une fois filmée et rediffusée en direct à un effet de survol par satellite de territoire.
Le paradoxe de ce dispositif de simulation est que lartiste parvient à nous restituer des images plus réelles que la réalité. Et cest là où le montage dAlain Josseau savère vertigineux : pour donner limpression dune authentique guerre, prise sur le vif, le plus efficace nest surtout pas daller filmer fidèlement la guerre. Non, la guerre filmée en vrai risque de ne pas ressembler à limage de ce que le public attend dune vraie guerre. On en revient au concept « précession des modèles » explicité par Baudrillard : tout événement se joue et senregistre sur un modèle calibré de représentation médiatique, modèle qui sest élaboré, sans doute lentement, au cours des trente dernières années, avec lavènement de la toute-puissance des médias, mais modèle aujourdhui définitivement inscrit dans linconscient visuel. Pour obtenir une image vraie, mieux vaut recourir à un arsenal de chars miniatures, davions pour enfant et de figurines en plastique, voire à un arrangement de cartes informatiques et de composants électroniques, le tout retransmis en temps réel par images retraitées aux normes du photo-reportage. Ce sont ces normes que lartiste sefforce ici dexpliciter. Lumière verte, flou, images mobiles et mal cadrées, pixels rendus visibles comme sil sagissait de prise au téléobjectif, bref, cest bien ici la malfaçon de limage qui façonne son authenticité. Car limaginaire collectif se nourrit de clichés visuels auxquels les télévisions sefforcent de se conformer. Aucun reportage nest livré sans son recadrage adéquat, sans un traitement spécifique de limage destiné à lui donner limpression du direct. Le plus étonnant est que cette falsification calibrée de lactualité va même jusquà donner lieu à des programmes informatiques destinés aux professionnels du reportage. Il suffit de cliquer sur licône adéquate, et voici limage claire dotée soudain de flou, comme prise au téléobjectif, la voici décadrée, comme enregistrée dans des conditions extrêmes, la voici en lumière verte, comme saisie nuitamment par des combattants clandestins. Constat : il y a un archétype du reportage de guerre auquel nul journaliste ne peut se soustraire. Paradoxe dune image dont leffet de réalité se construit grâce à aux techniques informatisées de falsification.
« La guerre est définitivement invisible, inmontrable. Il ny a pas dimages de guerre, mais guerre des images. Stéréotypes contre stéréotypes. On construit le réel pour le spectateur. On lui fournit des figures réflexes » nous dit Laurent Gerverau (1). Doù la question que pose luvre dAlain Josseau : dans quel monde sommes-nous, puisque nous voilà confrontés en permanence à un déluge dimage où le réel se reconfigure sans cesse à travers sa permanente simulation ? On la compris, la guerre dIrak a bien été menée selon une mise en scène obéissant à des impératifs médiatiques. À limage des tours de Manhattan en flamme, il fallait répliquer par dautres images, plus fortes encore. On a donc fait appel aux scénaristes du Pentagone pour organiser les prises de vue dune nouvelle guerre dIrak, une guerre sans mort, un jeu de guerre, où lAmérique serait victorieuse. Pure simulation de guerre au final, dont le véritable enjeu se joue sur le terrain des clips pour CNN.
Le troisième lieu dexposition, « la salle carrée », obéit également au pur jeu des simulacres : aux murs, deux pastels montrant un soldat allongé, mort dans des hautes herbes ; au sol, un tapis tissé au point Jacquard à motifs géométriques davion de combat. Le mode de représentation de limage pastel est celui du photo-reportage, celle prise sur le vif, avec un cadrage aléatoire et leffet de flou dun cliché pris à la va-vite. Lartiste sème la confusion chez le spectateur. Comme avec les peintures de la première salle, il utilise un médium traditionnel pour représenter un mode de vision contemporain. Si ce nest quici il sagit dune scène reconstituée, dune pure simulation. Lartiste sest lui-même mis dans la posture dun soldat gisant après la bataille. Le spectateur, lui, aperçoit une photo de guerre, avec toutes les caractéristiques de la photo de guerre (flou, coloration verte, cadrage aléatoire) sauf que, primo, il ne sagit pas dune photo, mais dun pastel, et que de surcroît, le soldat nest quune reconstitution. Seulement voilà, une authentique photo dun authentique soldat, mort au champs de bataille : personne ny croit ! En revanche, un pastel dun soldat fictif imitant larchétype de la photo de guerre semble plus vrai quun cliché authentique. Le réalisme des images que nous voyons tous les jours sur le petit écran salimente des leurres de la fiction, fiction calibrée aux normes de la photo reportage.
Avec le tricot que montre Jousseau, une pièce de 80 cm sur 280 cm, lartiste poursuit son enquête sur le statut de limage contemporaine : image picturale, image vidéo, mais pourquoi pas ? Image tricot, ici tissus à décor davions géométriques assez sommaires, ces mêmes avions ultra schématisés que les pilotes aperçoivent en transparence sur leur cockpit comme cible désignée par leur système électronique de visée. Le pixel est ici remplacé par le point jacquard tissé à la main : pied de nez à la haute définition de limage numérique, clin dil ironique à la surenchère technologique de larmement moderne.
Dautres procédés délaboration artificielle de limage existent et lun des plus intéressants de lart contemporain est celui de la représentation spatiale des ondes sonores. Dans « la salle du sonogramme », lartiste élabore un champ de bataille en relief grâce la matérialisation en fils de coton blanc des ondes sonores. La description topographique du lieu est obtenue en particulier par la visualisation des fréquences dégagées par la sonorité du mot : « Kriegspiel », « jeu de guerre », car il sagit bien de « jeu » au sens de « jeu dacteur », jeu de tricheur, jeu de simulation donc, mot prononcé dans un micro et enregistré par ordinateur. Le son, ici, devient forme, les ondes se métamorphosent en autant de fils formant un relief. Limage nest plus issue dune quelconque réalité visuelle, mais de lalchimie sonore dun mot prononcé à voie haute. Résultat final : le paysage quon aperçoit est identique à celui visionné par les pilotes dans les simulateurs de vol.
Le travail dAlain Josseau nous passionne en ce quil nous livre une déconstruction en règle des procédés de reconfiguration et de falsification du visible. Lenjeu nest pas tant de faire savoir que les images mentent, (ça, on le sait depuis longtemps !), que de montrer lessence dun mentir contemporain. Luvre dAlain Josseau désagrège les mécanismes de construction du mensonge médiatique. Limage cache son jeu. Limage ne nous dit pas quelle nest quimage, leurre, artifice. Mais le fait nouveau, aujourdhui, est que la réalité est elle-même image. Limage reflète non plus le réel, mais limage elle-même, en un jeu infini de miroirs. Avec linstallation du Château de Taurines, lartiste sévertue à montrer la « réalité » que reflète limage contemporaine : des programmes informatisés délaboration dimages par la coloration artificielle, par le calibrage du pixel, par londe sonore. La guerre, cest cela : du trucage sur du faux, du mensonge qui se ment à lui-même, et sur le plan technique, la recette est sans surprise : une pincée déclairage vert, un zeste de flou, une dose de décadrage. Formidable ! On sy croit.
Le réel ne serait - il pas la dernière utopie du monde contemporain ?
Le reflet de Narcisse nest plus celui dun Narcisse en chair et en os qui se dévisage dans londe, mais le reflet dun reflet, celui dun Narcisse reconfiguré pour laudimat des journaux télévisés. Omniprésence des seules images soumises à la précession de leur
modèle informatisé ! Hors limage, rien, le vide, le néant !
(1) Laurent Gervereau « Les images qui mentent » - Seuil. |
Thierry Laurent |
mis en ligne le 29/10/2004 |
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