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Autoportrait à l'icône |
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On m'a raconté un jour cette histoire de la fillette à l'icône. Une icône que le destin, appelons-le comme ça, s'est chargé de lui remettre, ou peut-être de lui laisser, en lieu et place d'autre chose ou de quelqu'un. C'est une histoire exemplaire. Tout d'abord parce qu'elle est irréfutable, et nombreux sont ceux et celles, les créateurs, les artistes surtout qui aimeraient, lorsqu'ils cherchent une explication aux choses de leur vie, appelons ça le sens, mettre la main sur une genèse de ce calibre. Ensuite parce qu'elle est sombre et lumineuse à la fois, et qu'elle nous parle, comme le ferait un conte, de la perte et du don, de l'exil, de l'abandon, et de l'énergie de création la plus dévorante. Mais je vous parlerai de cette histoire un peu plus tard, si vous voulez bien. Car tout a commencé avec ce rêve.
J'ai dû entrer dans paysage, si vaste qu'il touchait aux bords de l'horizon. J'ai marché dedans. Plaines vibrantes, vallons sombres, méplats, plateaux baignés de lumière, ravines, rides, plis, trous, béances noires, bouches rouges, et souvent une lumière blanche, brûlante, zénithale. Ce n'était aucun paysage en particulier, plutôt tous à la fois, avec une prédilection pour ceux des pays du sud, des pays aux couleurs lumineuses, vivantes, charnelles, loin des lumières froides, intériorisées, du nord. Mais c'était aussi une espèce de paysage universel. Touches nourries, expressionnistes, vibrations chargées jusqu'à la gueule, saturées de couleur, de feu, de contrastes, d'obscurité. A un moment par je ne sais quel prodige, je suis entrée en lévitation. Je me suis sentie arrachée à la terre, tirée vers le haut, j'ai commencé de flotter. Flotter, m'élever, léviter, la chose elle-même ne semblait pas avoir d'importance. Le plus important c'était que, prenant ce recul zénithal, j'ai compris que ce paysage dans lequel je marchais depuis l'aube était en réalité d'une toute autre nature que celle qui m'était jusque-là apparue. M'élevant au-dessus de lui, j'ai vu qu'il était le paysage d'un visage. Le visage d'une femme jeune, songeuse, à la fois absente par son regard, si absente et présente, si présente par sa chair, par les méandres de ses traits, les accidents de ses contours, de ses reliefs, les lacs noirs de ses yeux, les plateaux nus de ses joues sous la lumnière crue de midi. Ce paysage, en ses hallucinantes vibrations était en réalité un portrait. Je me suis réveillée.
Il nous est peu souvent donné de pouvoir regarder un tableau comme on s'élèverait au-dessus de lui, comme l'oiseau s'élève au dessus de la terre, ou range au dessus de nos songes, afin de le voir de la façon la plus absolue possible. Il est rare que nous ayons cette possibilité quasi miraculeuse de nous dégager à la fois de nos contingences et de celles de la peinture elle-même, sa cuisine, ses matériaux, ses techniques et les états d'âme du peintre qui sont, comme chacun sait, une sacrée cuisine, et de pouvoir regarder un tableau dans sa toute puissance et sa vérité. C'est peut-être ainsi, me disais-je un jour tout en cheminant que la peinture, aujourd'hui, n'attend plus ça de nous.
Je sonnai à la porte de mon amie Frida. J'ai fait un rêve étrange, lui dis-je, alors qu'elle nous servait le thé. Je marchais dans un paysage immense, sans fin, tourmenté et lumineux à la fois, dense, charnel, plein. Soudain je me suis mise à léviter au-dessus de lui. J'ai eu peur. Pas peur de tomber, non, peur de ce que j'allais apercevoir à l'horizon et que je n'avais peut-être pas le droit de voir. Le bout du voyage, qui sait ?, l'endroit de notre fin qui rejoint celui de notre début, l'ultime destination, ce pourquoi je marchais avec tant d'efforts dans ce paysage inconnu depuis le petit matin. Et tout à coup j'ad compris que ce paysage était en réalité un portrait. Celui d'une jeune femme, peut-être moi. J'avais marché tout ce temps dans mon propre visage.
- Est-ce que ce visage t'a rassurée ? m'a demandé Frida avec un sourire.
- Non. Il me semble avoir touché du doigt la vérité même de cette figure et de la femme qui se cachait dedans, moi ou une autre, plus sûrement que si je l'avais rencontrée en chair et en os et touchée de mes mains.
- C'est que la peinture remplit encore bien son rôle, alors !
- Oui, mais j'ai w quelque chose de très éprouvant. Derrière chaque relief de ce visage il y avait une énergie proprement effrayante, la même énergie que celle qui pousse les plaques tectoniques les unes contre les autres, la même que celle qui plisse les roches et forme les montagnes et fait cracher à la terre son magma. La même, terrifante, destructrice, mutilante, accouchante, qui modèle la glaise intime de nos entrailles et la pousse dans nos visages, derrière nos fronts et sur nos joues. C'est exactement cette énergie là, celle de nos corps, de nos têtes, de nos sexes, qui nous fabrique et nous porte crus dans la lumière et nous tue aussi. J'ai compris que si nous ne l'apprivoisons pas elle nous écrase. J'ai vu le grand secret de fabrication ! Le grand tabou ! Glaise, énergie, lumière, mort !
- C'est proprement biblique ! dit Frida en riant
- C'est païen aussi, implacable, Et moi comme un ange, j'ai contemplé cette vérité-là ! Pourquoi ?
- Il me semble qu'en règle générale, on ne trouve que ce qu'on cherche... Tiens, ajouta Frida en se levant des coussins où nous nous étions allongées, j'ad quelque chose à te montrer.
Je la suivis jusqu'à sa chambre. Elle ouvrit la porte et me montra le mur au-dessus de son lit. Il y avait accroché là un grand tableau que je n'avais jamais vu et qui me sauta littéralement à la figure. C'était un portrait de Frida Kahlo. Mais c'était surtout celui de quelque chose d'incendiaire et de vivant de violent et de dur, de doux et d'aimant aussi un paysage visage en ébullition. Je poussai un cri de surprise.
-Je te l'aurai montre de toutes façons, me dit Frida, Mais c'est ton rêve qui m'y a fait penser, évidemment... je me suis dit en t'écoutant que ce que tu y avais vu se rapprochait peut-être de ça.
- C'est tout à fait ça ! m'exclamai-je. Ce n'était pas ce visage-là exactement mais un autre très proche, de la même famille.
-Je l'ai acheté à la Galerie D., il y a deux mois, je l'ai vu. Je n'ai pas hésite une seule seconde. Et puis le visage portait déjà mon nom.
Presque une année plus tard, mon amie Frida m'a proposé de l'accompagner au vernissage de la nouvelle exposition du peintre de son tableau. Elle m'a dit que le peintre s'appelait Sandrine Hattata.
Ce soir là j'ai fait le tour de la galerie, lentement. Il y avait là des portraits très grands, pleins de cette épaisseur tellurique et charnelle, pleins de douceur aussi d'émotion. On les sentait chargés d'une compassion très particulière, d'un miel explosif. Puis, dans un recoin, j'ai aperçu un tableau différent plus petit que les autres. C'était l'image d'une fillette de huit ou dix ans qui contemplait une icône russe ou byzantine. La fillette semblait fascinée et pensive.
- Comment s'appelle ce tableau ? ai-je demandé à 1'homme de la galerie, Je ne vois son titre nulle part.
- Autoportrait à l'icône, m'a-t on répondu. Mais il n'est pas à vendre.
- Tu vois, le peintre est là-bas, m'a dit Frida en me tirant par la manche, J'ai suivi mon amie. J'ai vu que Sandrine Hattata était une jeune femme. Nous avons été présentées. Nous avons parlé de ses tableaux, de peinture, de choses et d'autres. J'a voulu en savoir plus sur la fillette à l'icône. Alors Hattata nous a entraînées, Frida et moi, vers le fond de la galerie, dans la réserve. Là elle a pris les coussins d'un canapé et les a disposés sur le sol. Puis elle s'est assise et nous a invitées à faire de même. C'est là qu'elle nous a raconté cette histoire. C'était une conteuse née, comme ces gens qui habitent les pays d'orient et qui s'asseyent par terre pour manger ensemble de la viande et du miel et discuter sans fin, pendant que les tous petits enfants sont contre le corps des femmes. C'est l'histoire d'une fillette qui s'est contemplée un jour dans une icône russe jusqu'au vertige. Cette icône était là en lieu et place de quelque chose qui lui avait été retiré. Ou de quelqu'un. C'était le portrait très ancien et précieux, d'une mère et de son enfant. La fillette s'est laissée envoûter, absorber par la femme, par le nouveau-né. La confrontation a été longue. Elle a duré plusieurs années. Et l'image même de ce lien irréfutable s'est emparée d'elle. Et les vertiges, aussi, de cette création, ses beautés, ses langueurs, ses douleurs, ses démons. Et la fragilité même de ces chairs. Chair de la mère, chair de l'enfant. Violences de ces chairs qui dialoguent et se déchirent, fragilité de ces corps qui s'aiment et se quittent Vulnérabilité insoutenable des corps, des visages, soumis aux violences du monde et à l'amour. Lorsqu'elle en a eu fini avec l'icône, après des années de contemplation, la fillette a peint son premier tableau. Et elle n'a cessé, depuis, de peindre, Paysages, portraits de femmes, portraits de peintres, visages de femmes peintres. Par la suite elle a aussi fait des enfants. |
Patricia Reznikov |
Patricia Reznikov est née à Paris en 1962, Elle est franco-américaine. Elle est diplômée de l'Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris.
Elle a publié deux romans
Toro, Ed. de l'Arsenal, 1994. (Adapté par ses soins pour France
Culture, 1994).
Juste à la porte du jardin d'Eden, Mercure de France, 2001. |
mis en ligne le 15/10/2002 |
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