Tout chez Laurie Karp fait delle une excentrique. Mais jemploie ce terme au sens propre. Ce qui signifie quelle ne se reconnaît pas dans la « tradition du Nouveau» édictée par lart moderne et quelle ne saurait sidentifier aux déplacements conceptuels que suppose lart soi disant contemporain. Les matériaux quelle emploie - surtout la faïence émaillée et le tissu -, les techniques aux-quelles elle a recours (en particulier la broderie) ne font que renforcer ce sentiment dextraterritorialité car elles sont traditionnellement associées aux arts décoratifs et populaires. Mais ce serait lui faire injure que denvisager son oeuvre sous ce seul éclairage. Il faut plutôt la regarder comme une complexe machinerie esthétique qui fait que chaque création constitue la pièce dun grand jeu dont lartiste se garde bien de révéler les règles. Chacune dentre elles est une petite fiction autonome mais qui entretient avec les autres des relations secrètes, ludiques et symboliques. Si lon veut comprendre la démarche de Laurie Karp, il convient alors de sattacher à ses extrapolations à partir de motifs floraux. Elle a réalisé des fleurs exhubérantes en faïence dont la tige est placée dans des vases individuels aux formes organiques et étranges, avec des coudes et des renflements, et qui ont souvent la couleur du plomb. Ces fleurs sont imaginaires. Elles ont quelque chose donirique et de maladif, de somptueux et dexcessif. Leur nature est charnelle, lourdement sensuelle, ne sinscrit pas dans un jeu métaphorique spécifique. Et toutes ces plantes sont sujettes à dincessantes métamorphoses : des pétales peuvent se changer en vases aux contours extravagants couleur céladon.
Sa relation avec le monde floral se traduit en outre par de singulières transformations morphologiques qui veulent que chacune des tiges se change en un squelette avec ses articulations noueuses et que chaque corolle devient un fragment dos aux contours improbables. Ces plantes inconnues et fossilisées sont suspendues au plafond par des câbles dacier et semblent de bien dérisoires découvertes pour un muséum imaginaire. Ces Squelettes-fleurs en faïence émaillée, mi-végétaux, mi-animaux (voire humains) se révèlent être des sculptures flottant entre ciel et terre Lartiste a complété cet ensemble doeuvres par une série dobjets encore plus ambigus comme ce vase dun rose outrageant qui fait songer à lorgane dun corps inconnu, à lun des habitants fabuleux des fonds marins ou un organe sexuel dune espèce disparue ou jamais apparue. A la fois fascinant et à lorigine dun certain malaise, cet objet percé de trois orifices est lune de ses inventions les plus troublantes.
Laurie Karp a enfin donné le jour à une curieuse collection dobjets en faïence émaillée qui détournent avec une belle constance et une certaine insolence doublée dune douce et tendre ironie des thèmes classiques, en général de caractère mythologique. Cest le cas de Jeune fille et ours, une poterie polychrome où dominent le bleu et le vert, où la jeune vierge entièrement nue est renversée, le corps arqué, un ourson couché sur son ventre et ses cuisses. Ce même thème, isolé cette fois, se retrouve sur lune de ses broderies (ouvrages manuels, soit dit en passant, parfois truqués, puisquil peut sagir dimages électroniques). En fait, il nest pas rare quun des thèmes quelle a choisis soit décliné sur des supports différents et dans des situations elles aussi différentes. Cest le cas, par exemple, du Garçonnet à lourson, dont il existe à ma connaissance quatre versions sous forme de sculptures de poche ou de travaux daiguille.
Enfin, elle a voulu présenter ses oeuvres miniatures dans des vanity cases : elle propose ainsi lidée dun art à la fois très fragile et pourtant destiné à voyager en compagnie dune femme, en ville mais aussi loin, très loin, dans ce continent où les corps retournent à lâge trouble, vraisemblablement entre lâge dor et lâge dairain.
|