Engager une
réflexion sur le Graffiti reste chose délicate
parce que la passion autour du sujet risque toujours
de devancer la raison qui parle, mais aussi parce
qu’on se voit souvent confronté à des
réactions trop excessives venant des profanes.
Un rejet quasi instinctif ou une intellectualisation
déplacée du Graffiti constituent,
en effet, les deux principaux adversaires d’une
telle réflexion. Nous ne nous évertuerons
pas dans ces lignes à débattre de
la validité artistique du Graffiti puisque
nous pouvons constater qu’il en est dépourvu,
aux yeux de certains, comme le montrent « l’effaçure » et
la pénalisation systématique de la
production du Graffiti. Ce qui induit à admettre
logiquement que ce dernier n’est pas considéré comme
un art contemporain, si l’on entend par là qu’il
serait reconnu comme tel par ceux qui décident
de cette qualification. Le graffiti existe à cette
date depuis une coquette trentaine d’années,
il est apparu à New York dans la fin des
Sixties : né de l’ennui d’un
gosse du Bronx désireux de créer,
du climat des guerres de territoires qui opposaient
des gangs de l’époque, et de l’envie
de marquer plastiquement et esthétiquement
les surfaces inépuisables de son principal
support : la rue et le mobilier urbain. Il paraît
important de s’attacher à présenter
ce que pourrait être l’essence du Graffiti,
aujourd’hui, en mettant en place les distinctions
et définitions qui permettent de se repérer
dans tout ce qui s’étale sur les murs.
Que le Graffiti ait été probablement
inventé par Taki 183 ou peut être
encore par Stay High 149 est anecdotique, ce qui
l’est moins c’est que le Graffiti aujourd’hui
se répand sur l’ensemble de la planète
: le nom de milliers de « graffeurs » la
parsème dans des démarches et des
styles plus riches encore que le nombre de ses
acteurs. On a toujours vu l’homme écrire
ou graver des inscriptions sur les murs, des marques
sacrées, des preuves d’amour ou encore
des revendications politiques. Le graffiti (de
l’italien graffito, marque faite à l’aide
d’un stylet) attesté depuis l’antiquité présente
une originalité pour le séparer des
autres formes : son caractère clandestin
voire illégal. A l’intérieur
de cette large catégorie se place tout ce
que l’on nomme généralement
de manière péjorative et imprécise
des « tags », terme auquel il faut
préférer celui de « graffiti ».
Faire l’historique de ce procédé n’est
pas notre propos, mais plutôt de revenir
au geste qui est à l’origine de ce
qui recouvre les murs de nos cités : le
blaze et son rapport avec l’espace urbain.
Le blaze
Sur
le mobilier urbain ce qui différencie fondamentalement
le Graffiti des autres motivations, c’est la place
centrale accordée dans la démarche du « graffeur
(1) » à l’utilisation
d’un blaze. Le blaze, sorte de signature, est le
nom que se donne le graffeur pour se représenter,
ou plutôt, que se donne le writer, parce que bien
avant d’être médiatisé et nécessairement
désigné comme Graffiti par les profanes,
cette activité était désignée
par ses acteurs comme writing, en Anglais, l’action
d’écrire et non l’action de peindre
sur un mur à l’aide de bombes de peintures
aérosols. Le blaze (2),
c’est-à-dire l’ensemble de lettres
que s’approprie le graffeur constitue donc la première
caractéristique du Graffiti ; il est inhérent à la
production des graffeurs ; il est le centre de toutes
les démarches car, au-delà du fait qu’il
assure dans un premier temps un anonymat et une sécurité aux
graffeurs, il est à lui seul l’entière
production plastique de ces auteurs. Chaque writer se
doit d’avoir un seul blaze, ce nom qui lui est
singulier ne doit renvoyer qu’à la seule
volonté d’un unique individu. La reconnaissance
explicite de l’auteur est primordiale car la diffusion
d’un blaze peut prendre des dimensions gigantesques
et traverser de nombreuses frontières. Il ne doit
donc exister aucune confusion possible entre deux graffeurs,
et deux démarches.
Au détour d’une rue new-yorkaise on peut
donc trouver un tag d’Oclock en ayant alors la
certitude qu’il fut bien réalisé par
le même graffeur parisien Oclock. S’ensuivent
alors les heures de travail de la lettre ou du déploiement
de ces dernières dans l’espace. D’une
manière générale, tout graffeur
passionné et investi éprouve une vraie
recherche esthétique et un contrôle rigoureux
de la qualité calligraphique de son blaze, de
ce qu’il représente, et ce, qu’il
pratique le tag ou la fresque en couleur. Il est intéressant
de constater que l’utilisation - même subversive
et illégale - du blaze, assure une neutralité du
sens de l’inscription qui protège l’individu
spectateur (ou victime) ; il ne s’agit jamais d’agresser
ses idées, sa religion ou encore son honnêteté ;
le tag inscrit sur la façade d’un immeuble,
même s’il est mal accepté ou incompris,
ne représente pas, dans ce qu’il cherche
ou signifie, une attaque ou une marque d’irrespect
envers le propriétaire du lieu. Cette neutralité se
situe justement dans ce que le plus grand nombre reproche
au graffiti : le fait qu’un tag ou qu’un
flop ne signifie rien pour lui, et c’est bien normal
car le blaze ne signifie rien d’autre que la marque
d’un passage. Si les graffeurs peignaient sur les
murs des phrases ayant des significations claires, on
imagine que chacun donnerait alors son avis sur tel ou
tel événement ou sujet : en ce cas, le
propriétaire de l’immeuble (autant que le
simple passant) pourrait se sentir alors directement
agressé. Ce dernier constat n’est pas mince,
c’est un aspect essentiel du graffiti : la neutralité de
ce qu’il représente d’une manière
générale. Le plus souvent les graffeurs
se regroupent, partagent leur passion ; les individualités
s’associent dans leur démarche ou se lient
et forment alors des crew. Le graffeur travaille alors
les initiales du nom de son crew comme son propre blaze
: méticuleusement car si un seul graffeur peut à lui
seul donner des dimensions infinies à sa démarche,
on imagine alors la facilité avec laquelle une équipe
complète de graffeurs peut diffuser son nom via
les rues, les routes, les tunnels de métro ou
encore les trains. Les crew rassemblent de deux à quatre-vingt
graffeurs : la production rayonne parfois à une échelle
régionale et tous ses membres prendront des risques
ensemble pour le représenter, lui et les initiales
qui en abrège la définition (exemple de
définition photo Blockletter Nuit Blanche (3)
réalisé par le NB Crew). Le crew permet
aussi au graffeur de se sentir soutenu en cas de conflit
avec un autre graffeur de l’extérieur. Les
crew peuvent s’affronter,de graffeurs peut diffuser
son nom via les rues, les routes, les tunnels de métro
ou encore les trains. Les crew rassemblent de deux à quatre-vingt
graffeurs : la production rayonne parfois à une échelle
régionale et tous ses membres prendront des risques
ensemble pour le représenter, lui et les initiales
qui en abrège la définition (exemple de
définition photo Blockletter Nuit Blanche (3)
réalisé par le NB Crew). Le crew permet
aussi au graffeur de se sentir soutenu en cas de conflit
avec un autre graffeur de l’extérieur. Les
crew peuvent s’affronter, comme se regrouper, pour
fonder des crew plus gros encore. Les SDK, par exemple,
sont un crew de Parisiens spécialisés dans
la peinture internationale sur train. De nombreux voyages
leur permirent de créer des liens tellement forts
avec le crew suédois WUFC, qu’ils allièrent
leur deux crew: SDK WUFC. L’apparence plastique
que revêt le blaze est personnelle mais en même
temps elle correspond toujours, en principe, aux lieux
exploités et surtout à l’idée
que chacun se fait de sa démarche ; ainsi certains
travaillent-il leur lettrage des heures durant sur un
mur pour pousser techniquement la lettre le plus loin
possible, pendant que d’autres, plus rares, proposent
une qualité du blaze et de la pratique dans une
recherche proche de la performance, le graffeur Soli
de Lyon a par exemple étendu seul et à toute
la ville (rues, stores, toits, camions, voies ferrés,
rocades et autoroutes) sa démarche comme même
aucun crew ne l’avait jamais fait et cela en moins
d’un an ; comprenez bien que le graffeur fait alors
des dizaines de kilomètres de marche et ce parfois
tous les jours en prenant des risques nouveaux à chaque
séance. La quantité de blaze posée
répond, dans le graffiti, à l’un
des caractères les plus élevés de
la qualité, même si esthétiquement
parlant, la production plastique du graffeur apparaît
comme faite « à la va-vite » ; il
n’a parfois ni le choix ni le temps. Mais que les
profanes ne s’y trompent pas, les tags ou les flops
(4) réalisés dans
la rue de manière répétitive peuvent,
eux aussi, attester une recherche esthétique puissante.
Ainsi la forme du blaze renvoie-t-elle à la seconde
grande caractéristique du Graffiti : son lieu
de développement, son support. Il y a la forme
et le style du blaze qui sont deux aspects bien distincts
: le style variera selon les individus graffeurs et leur
imagination, alors que tous admettront travailler leur
propre style dans des formes qui sont conventionnelles
au mouvement. C’est dans la forme de la réalisation
que va pouvoir se développer le style : le style
est personnel alors que la forme ne l’est pas.
Le lieu
La variété des lieux explorés et
les qualités d’adaptation nécessaires à ces
supports - en temps ou en risque d’emplacement
comme lorsqu’il faut au graffeur traverser six
voies d’autoroute en courant sous les caméras
ou encore atteindre les trains stationnant à quai
avant qu’ils ne repartent - ont donné vie
aux formes du tag (écriture rapide et en un trait
du blaze), du flop (dessin, généralement
de forme arrondie et en un trait des lettres du blaze
qui prennent un volume que n’a pas le tag), du
blockletter (5) (dessin de lettre
exécuté de manière rapide qui expose
le blaze d’une manière massive et compacte,
généralement dans des couleurs argent et
noir) et aux colorés (6)
du graffiti légal (le graffiti légal regroupe
toutes les réalisations de longue haleine qui
plaisent facilement aux profanes, on parle aussi de « fresque
(7) »). En somme, plus le
graffeur cherche à étendre la diffusion
de son blaze plus il diversifiera ses techniques pour
s’adapter à son support. Un flop est par
exemple adapté à des supports comme les
stores, rapide à exécuter ; il demande
une maîtrise en un trait de la lettre, mais permet
d’exploiter entièrement la surface et d’y
demeurer le seul graffeur présent. Plus le graffeur
travaille de supports urbains diversifiés plus
sa technique et son style évolueront à travers
des formes reconnues de tous, ainsi son travail sera
apprécié pour ses qualités d’harmonisation
de la lettre et de quantité dans sa production.
L’aspect public du graffiti est envisagé comme
un problème récurrent par le plus grand
nombre, mais le graffiti dans son fondement découle
de l’alliance de l’esprit, de la peinture,
du blaze et du support urbain ; un graffiti, quelle qu’en
soit la forme, lorsqu’il est exécuté sur
papier ou sur une toile n’est plus vraiment un
graffiti, il en a le style, mais ne relève plus
du domaine de l’appropriation et de l’adaptation
aux supports urbains. Cet aspect public d’appropriation
de l’espace est souvent assimilé et comparé par
ses détracteurs à la marque que laisse
un chien en urinant, il n’y a rien de plus faux
et de plus imprécis, le chien laisse une marque
qui lui est propre, qui ne renvoie qu’à lui-même
mais qui est surtout une marque non réfléchie,
non travaillée. Le graffiti fait appel à la
conscience réfléchie du graffeur dans sa
démarche. Il est tout aussi pauvre d’appréhender
le graffiti comme une simple recherche de reconnaissance
car lorsqu’il est pratiqué illégalement,
les conséquences peuvent être suffisamment
lourdes en peines pour que le graffeur responsable de
ses actes assume le fait qu’il agit pour son propre
compte. De plus, le support urbain du graffiti implique
encore une nouvelle difficulté, peut-être
la plus grande des difficultés rencontrée
par le graffeur : le fait d’assister, de manière
impuissante, à la destruction de sa production
plastique : il n’y a rien de plus âpre pour
le graffeur que de voir son travail anéanti dans
l’incompréhension la plus totale Et c’est
pourtant l’une des caractéristiques implicites
du graffiti : son aspect complètement éphémère.
Le graffeur doit sans cesse recommencer, répéter
toujours les mêmes gestes pour ne pas voir ce qui
le passionne se cantonner aux seuls actes légaux – sur
un mur octroyé aux graffeurs par exemple ou des
dessins payés par un propriétaire de magasin
- parce que le seul acte légal dans le graffiti
en réduirait essentiellement la variété et
la richesse des formes et donc des pratiques. S’adapter à tous
les types de support donnés par la ville et ses
accessoires c’est se laisser une chance de perdurer
dans le temps mais surtout de perdurer plastiquement
dans l’oubli des profanes. Encore faut-il s’entendre,
lorsqu’on parle d’adaptation à tous
les types de supports, on ne fait pas référence
au passage compliqué du graffiti sur une toile.
Le graffiti sur toile présente deux grands aspects
: la pérennité de la production mais aussi
la vente de cette dernière. Les contraintes du
graffiti se voient alors transformées, inversées,
de telle sorte que le graffeur ne graffe plus, en réalité il
adapte son style de graffiti sur toile. Le graffiti coupé de
son mur ou de son support urbain n’est plus alors
vraiment du graffiti dans son esprit. La démarche
peut être belle mais elle est controversée
par les graffeurs car l’essence du graffiti (son
activité « vandale ») n’est
plus respectée. Même si les spectateurs
se pressent parfois autour de ses « graffeursartistes » et
de leurs «oeuvres ».
C’est une démarche subversive tout autant
que singulière que de pratiquer le writing, de
se restreindre aux lettres d’un seul blaze comme
sujet de représentation. Le graffeur est une sorte
de calligraphe urbain, qui répond à des
exigences de formes, de lieux et de sécurité le
graffiti ne correspond pas au concept roi de « l’art
contemporain », mais si le graffiti est porteur
d’une dimension artistique c’est dans la
maîtrise de l’écriture rapportée à un
lieu, dans la performance peut être parfois aussi.
On peut trouver cela beau, ou non, mais quel dommage
d’appréhender le sujet d’une manière
aussi appauvrie et fermée que celle des passants
qui ne se s’interrogent pas sur le sens ou la recherche
d’oeuvres monochromes par exemple. Peut être
fait-on entendre ici des paroles de passionnée,
mais lorsque le graffiti, comme tous les autres mouvements
artistiques reconnus, connaîtra sa dernière
heure sous la pression des sanctions, il ne restera plus
de lui que des photos le représentant et on déplorera
alors sûrement qu’il n’y ait pas eu
de sauvegarde de certaines productions. Paradoxalement
la mémoire du graffiti se fera sur du papier froid
alors que le Graffiti n’existe que lorsqu’il
se développe sur un mur. Ceci n’est pas
de la faute des graffeurs ni un manque de volonté de
leur part : ils se débattent, responsabilités
en tête, avec les contraintes pour faire perdurer
leur démarche dans le temps sans jamais chercher à la
dénaturer pour la rendre plus acceptable. On regrettera
de ne pas avoir su protéger les premiers trains
peints à New York, par Dondi par exemple, tellement
impressionnants ; on regrettera d’abord puis on
admirera ensuite ces réalisations à une
moindre échelle grâce à la passion
anachronique qu’éprouvaient des photographes
comme Martha Cooper ou Henry Chalfant. Je ne tend pas à démontrer
que le graffiti est un art, mais mérite-t-il un
tel traitement? Tentez dès à présent
de comprendre le graffiti en lui étant contemporain
car la compréhension, si elle n’est pas
la clef d’une appréciation esthétique
qui demeure universellement subjective, sera véritablement
la pensée qui vous permettra de ne pas être
systématiquement menés au déplaisir à la
vue des tags ou des flops qui peuplent votre quotidien.
«Moi quand j’étais enfant, on
avait un roseau, on le trempait dans l’encre
et on pouvait faire des calligraphies, c’était
des moyens donnés, pratiqués dans la
société qui m’entourait, tandis
qu’ici, on vit entourés de béton
; on ne connaît pas cette méthode de travail,
d’intériorisation de calme, de petites
surfaces. Si j’étais né ici en
1990, je regarderais tout ce béton, laid, et
je me dirais peut être qu’il faut que je
fasse des lettres avec des moyens plus amples, plus
larges et qui donnent des couleurs toujours plus voyantes ».
Hassan Massoudy, calligraphe irakien. |