chroniques - art contemporain - photographie - photography

version impression
participez au Déb@t
L'homme numérique
L'homme numérique par Mathieu Lis Texte illustré par les photographies de Delphine Kreuter L'homme numérique par Mathieu Lis Texte illustré par les photographies de Delphine Kreuter L'homme numérique par Mathieu Lis Texte illustré par les photographies de Delphine Kreuter
par Mathieu Lis
Texte illustré par les photographies de Delphine Kreuter


"Froid", "glacé", "métallique", il est peu de discussions sur les technologies numériques appliquées au son et à l'image qui ne mobilisent ces qualificatifs. Hier, c'étaient les mélomanes qui opposaient à la "haute fidélité" des disques compacts "la chaleur" des enregistrements sur les vinyles et les cassettes. Aujourd'hui, ce sont les amoureux de la pellicule et de la bobine qui regimbent devant les images digitales "sans âme" envahissant les murs des galeries et les écrans de cinéma. Que regrettent ces nostalgiques ? La qualité de reproduction ? Certes non, sans une bonne dose de snobisme passéiste difficile de s'enthousiasmer pour le souffle qui parasite l'écoute des cassettes ou les rayures qui strient l'écran à la projection de vieux films. Une manière différente de travailler, plus posée, plus réfléchie, plus maîtrisée, le travail d'artisan du photographe qui développe lui-même ses tirages ? Peut-être. Mais l'essentiel est ailleurs. Dans un monde où "tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans sa représentation " l'avènement des technologies numériques bouleverse en profondeur notre rapport au réel, ou ce qui en restait encore …

L'homme numérique par Mathieu Lis Texte illustré par les photographies de Delphine Kreuter
Entre les technologies analogiques et numériques, il existe bien plus qu'une différence de qualité de reproduction, de fidélité au référent sonore ou visuel. Pour le comprendre, il est nécessaire de s'interroger sur la différence ontologique qui sépare la reproduction analogique de la reproduction numérique. La nature de la première est double, mimésis et empreinte . Prenons l'exemple de la photographie "classique", produit de l'oxydation des cristaux d'halogénure d'argent par la lumière. De toute évidence ce qui frappe en premier dans une photographie, source d'émerveillement pour les contemporains de son invention, c'est sa ressemblance au modèle, sa capacité illusionniste à reproduire la réalité, à créer son double. Mais il y a plus. Après tout certaines peintures ne sont pas loin de parvenir à la même illusion mimétique, il suffit de penser à l'école "hyperréaliste" américaine. C'est que la photographie argentique conserve quelque chose de la présence physique, matérielle du modèle. Avant de venir imprégner la pellicule, la lumière a été réfléchie par les êtres et les choses dont l'image apparaîtra au développement, elle en est une trace, une empreinte. Entre l'image photographique et le monde, il n'y pas rupture, mais contiguïté. De cette particularité du médium photographique naît son pouvoir d'évocation, de "re-présentation". La photographie d'un être aimé émeut souvent davantage que son portrait, car elle en garde la trace comme les draps gardent la chaleur de celui qui vient de se lever. Elle n'est pas une simple image, c'est aussi une relique.

Comme toute relique, la photographie évoque une présence, mais aussi son anéantissement : elle frappe toute existence du sceau de l'éphémère. En apparence, elle arrache le monde au temps et au changement. Tout est immobile, figé, éternel pourrait-on croire. Mais l'absence du temps ne fait que le rendre plus palpable par le scandale même de sa disparition. Une conscience aiguë du temps nous envahit et nous livre au sentiment tragique de la vie. Sur une photographie, les êtres et les objets apparaissent dans leur devenir poussière, ils ont déjà disparu en quelque sorte, puisque leur disparition est là, inscrite dans leur existence même, tout entière emportée par le flux du temps. Les photographes sont des "agents de la mort " écrivait Barthes.

L'homme numérique par Mathieu Lis Texte illustré par les photographies de Delphine Kreuter
L'image numérique rompt le lien unissant la représentation à son référent. Comme la photographie argentique elle présente un caractère mimétique mais perd sa nature de trace, d'empreinte. La conséquence la plus apparente est la perte de sa crédibilité documentaire. Autonome, libérée du réel, elle ne saurait porter témoignage sur le monde. Elle ne le "re-produit" plus, elle le produit. Toute image numérique est virtuelle puisque l'existence des êtres et des choses représentés n'est plus une nécessité inscrite dans le médium, mais une simple possibilité. Quelle différence entre l'image numérique d'une personne existante, la même image retravaillée sur un logiciel et celle crée de toutes pièces par ordinateur ? Certes, il est également possible de truquer une photographie argentique, mais cela suppose d'altérer le lien au réel constitutif de sa nature, c'est même le critère infaillible permettant de distinguer une photo "vraie" d'une photo "truquée". Quelle critère utiliser pour distinguer une image numérique "vraie" d'une image "fausse" si son lien au réel est facultatif et immatériel ?

L'image numérique est "ab-straite", soustraite au monde physique, donc au temps, au devenir et à la mort. Ayant perdu sa contiguïté avec le réel, elle perd de son pouvoir d'évocation tragique. Peu importe que l'image numérique que je regarde représente un être aimé, à l'existence bien concrète, dès lors qu'elle ne garde aucune trace de sa présence physique, elle est une idée. Et les idées ne pourrissent pas ... La disparition du temps cesse d'être un scandale, l'idée est pensée pure, hors de toute temporalité. Violence de l'image numérique: l'abstraction infligée aux corps de chair et de sang.
L'homme numérique par Mathieu Lis Texte illustré par les photographies de Delphine Kreuter
Ce qui est vrai de la photographie numérique l'est également du cinéma et du son digital. Les technologies numériques affranchissent la "reproduction" du son et de l'image de sa dépendance envers le monde réel, c'est à dire soumis au temps, en l'expurgeant de toute matérialité. L'homme et la trace de ses pas dans le sol appartiennent au même monde, tous deux sont voués à s'effacer, tout comme sa photo qui finira un jour par jaunir et tomber en poussière. Ce n'est pas le cas de son double numérique, celui-là participe d'un autre univers, immatériel, fluide et incorruptible. Par là, le son et l'image numériques se rapprochent du langage, c'est à dire d'un ensemble structuré de signes qui peuvent à l'occasion renvoyer au réel, voir tenter de le représenter, mais qui en sont irréductiblement séparés par leur immatérialité. Ce rapprochement n'est pas sans conséquences car si nul ne confond le mot et la chose, il est facile de prendre le "monde" numérique pour le miroir fidèle du monde réel. "Miroir, mon beau miroir, suis-je … immortel ?" Se purifier de la matière, l'escamoter pour s'affranchir du temps et de la mort. La dernière utopie : tuer le réel pour se croire éternel...

La mort est devenue le grand tabou de la société occidentale. Faute de transcendance, rares sont ceux qui peuvent encore la regarder en face. Si "Dieu est mort", la tentation est grande de prendre sa place et de s'emparer de ses attributs : l'immortalité et la toute-puissance. Les technologies numériques nourrissent ce fantasme. Pour "l'homme numérique", la matière n'est pas une fatalité mais le support périssable d'une information abstraite. La décoder, c'est l'arracher à la matière pour la rendre à la pensée, la transformer en langage infiniment reproductible et manipulable. "L'homme numérique" a déchiffré le programme de son cerveau : capable de le transférer à loisir, il est éternel, maître de le modifier selon son bon plaisir, il est tout-puissant. Pour lui, la matière n'est plus une prison, mais un terrain de jeux. Mais cet homme libérée de la mort saura-t-il encore jouir de la vie ?

Mathieu Lis
mis en ligne le 24/10/2000
Droits de reproduction et de diffusion réservés; © visuelimage.com - bee.come créations