Effacements me semble marquer une étape décisive dans litinéraire plastique et métaphysique de Véronique Sablery, un des plus originaux aujourdhui à ma connaissance parce quil concilie les références les plus fermement inscrites dans liconographie chrétienne ici une fresque en partie disparue illustrant la scène biblique du Lavement des pieds des disciples par le Christ et les recherches les plus novatrices sur les moyens dexpression de lartiste : ici la sérigraphie sur verre, la photographie sur film ou marouflée sur dibon.
Mais dabord, le thème : innombrables sont les scènes de lavement des pieds dans liconographie chrétienne, lune des plus représentatives, peut-être, étant celle de Tintoret, aujourdhui à la National Gallery de Londres. Le moins que lon puisse dire, cest que le mot « effacement » ne lui convient pas ! Voici le face à face de Jésus, à genoux, et de Pierre, un pied déjà dans le bassin, mais qui résiste encore au geste dhumilité de son seigneur. Et tout autour, perspectives plongeantes, changements vertigineux déchelle, agitation des personnages, contrastes variés entre le blanc, le cramoisi, le vert malachite, le noir et le jaune orangé
Tintoret nous donne moins une méditation quun spectacle, justifiant le jugement de Ruskin : « subordination absolue du contenu religieux aux exigences du décor ». Chez Véronique Sablery, il sagit exactement du contraire : subordination absolue du décor fort beau en loccurrence au contenu religieux, porteur démotion et de réflexion, qui exige le silence, le retour sur soi
bref, quelque chose comme un effacement.
Je dis décor parce quautour des traces de la fresque du Lavement des pieds de la salle capitulaire de labbaye de Hambye, lartiste a mis en place un dispositif procédant par associations didées qui environne le thème principal et lenrichit. Ainsi, puisquil sagit de pieds et deau, les superposition de photographies (prises par Véronique Sablery elle-même) de pieds dhommes suspendus dans lespace et d images liquides renversées. Ces pieds en suspension la conduisent à concevoir des « pieds saints », eux aussi en suspension, comme ceux du Christ lui-même dans la fresque Noli me tangere de lAngelico, associés quant à eux au mot souffle. Si Jésus a dit « ne me touche pas » à Marie-Madeleine, cest que son corps ressuscité, corps glorieux disent les théologiens, ne pouvait être touché alors quelle avançait la main. Voici donc, toujours par association didée, des mains féminines qui répondent aux pieds masculins de la salle voisine, sous forme de photographies sérigraphiées sur verre, et toujours sous le titre « noli me tangere ». Un peu plus loin, dautres photographies, sous le titre Détenues, offrent une clef. Il sagit des mains présentées par des détenues de la prison de Rennes, mains de pécheresses modernes selon la société, mains, peut-être, des Marie-Madeleine de notre temps. Des pieds, des mains, de leau, lidée dun souffle
jamais de corps, mais seulement, nous dit lartiste, des effacements « qui dans tous les sens du terme donnent à voir ce qui se trans-forme
» Nous comprenons alors que la pensée de Véronique Sablery, subtilement et progressivement, sincarne. Cette exposition devient réellement, me semble-t-il, une expérience dincarnation. Or ce mot théologique ne désigne-t-il pas toute expérience paradoxale de création et de dépossession, de vérité singulière qui devient expérience offerte à tous ? Il y a une gratuité, une liberté dans la démarche de Véronique Sablery qui nest rien dautre quun cheminement vers la beauté. À la beauté intrinsèque de labbaye de Hambye répond un don dartiste de même essence que le don du mystique. Lun comme lautre nous offrent des brèches par où découvrir le réel du monde, cest-à-dire, si nous le voulons, le monde comme don de Dieu.
(Abbaye de Hambye, Manche, jusquau 16 septembre) |