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Monographies |
Authouart, prince de Manhattan |
par
Thierry Laurent
|
Daniel Authouart appartient à cette
tradition d’artistes, qui ont une facilité déconcertante
pour le dessin et la peinture : on songe à Rubens, à Boucher,
et sur un mode plus frivole, à Boldini.
Mais sa démarche va heureusement bien au
delà de la simple démonstration de
virtuosité. Authouart façonne à longueur
de toile une mythologie contemporaine : celle d’un
monde où le chaos surgit des brèches
d’un urbanisme à grand spectacle qui
cultive l’éblouissement, la fascination,
l’illusion. L’imitation à outrance
du réel pratiquée par l’artiste
induit en même temps une critique radicale
d’un univers inféodé aux valeurs
matérialistes, au cynisme ambiant des hommes
politiques, au fétichisme de l’image
publicitaire. L’artiste est né en
Normandie, non loin de Rouen, en pleine seconde
guerre mondiale. Cette circonstance explique sans
doute l’atmosphère de fin du monde
autant tragique que joyeuse de ses toiles, où les
ciels sont sillonnés de vieux bombardiers à hélices,
les avenues, aux trottoirs éventrés,
parcourues de jeeps remplies de GI. Authouart quitte
l’école à 14 ans, mais il dessine
sans cesse, sous les conseils du peintre Gustave
Legros, et sa première révélation
est la peinture de Toulouse Lautrec, sa vision
d’un Paris du spectacle et de la galanterie,
où la vulgarité transcendée
par l’art se mue en exubérants panaches.
Il fréquente l’école des Beaux
Arts de Rouen, et se consacre totalement à la
peinture à partir des années 1970.
Se « consacrer » est un mot faible.
L’artiste est entré en peinture comme
un moine en religion, car le maniement silencieux
des pinceaux devient une occupation de tous les
instants, un sacerdoce. Mais sa source d’inspiration,
son terrain d’élection, le lieu qui
l’attire, se trouve loin se sa terre natale,
mais de l’autre côté de l’Atlantique,
et c’est à New York qu’il passe
une partie de son temps, tout en conservant Rouen
comme port d’attache. New York donc, cette
Nouvelle Babylone, la ville où la déchéance
côtoie l’opulence, où il fait
jour même la nuit, avec laquelle il noue
une relation amoureuse, avec ce que l’amour
sous-entend de haine, de passion, d’ambiguïté.
Authouart est le peintre d’une société du
spectacle, où l’exubérance,
les joies artificielles, l’effervescence
des foules, la publicité, les stars de cinéma,
forment un kaléidoscope de couleurs sur
un fond noir de tragédie antique.
Car percent dans les déchirures des grands décors que l’artiste
dresse de toiles en toiles les prémices d’une déchéance
annoncée, les signes précurseurs d’une apocalypse
sous hypnose, d’une gangrène qui prolifère et s’apprête à anéantir
le monde. Authouart est d’abord un scrutateur de notre univers
urbain. Depuis des années, il ne cesse d’examiner le monde,
celui des rues, des trottoirs, des devantures de magasin, des entrées
de cinéma, avec la précision d’un entomologiste.
L’artiste passe ses journées assis sur un trottoir de la
ville, s’imprègne de son univers, croque sur le vif tous
les personnages qui déambulent sous son regard. Il consigne sur
des carnets des scènes de genre, reproduit une foultitude de détails,
faciès, façades d’immeubles, silhouettes diverses,
jusqu’aux feuilles de journaux, tessons de bouteilles, canettes
de bière qui jonchent les trottoirs. Il remplit ainsi ses cahiers
d’écolier de dessins au fusain, d’aquarelles, qui
lui serviront de modèles pour échafauder sa toile, une
toile unique, qui trône comme un retable d’église,
et à laquelle il va consacrer plusieurs mois de travail. Dans
l’atelier, Authouart endosse sa tenue de frère solitaire,
pour qui l’art est une prière. Même si le réel
est l’élément nourricier de son oeuvre, l’artiste
procède paradoxalement à la construction d’un monde
onirique, voire fantastique. Par ce biais, il verse dans le sarcasme,
la caricature, le trait satirique. Ses ancêtres sont Bruegel et
ses fêtes de village, Hiéronymus Bosch, et son monde fantasmagorique,
où les vicissitudes humaines sont transcrites avec une exactitude
qui les rend burlesques. Techniquement, l’artiste commence par
mettre en place une composition abstraite de cubes et de rectangles,
sur lesquelles viennent se superposer les scènes figuratives.
L’artiste bâtit son univers à la façon d’un
architecte, avec un échafaudage des lignes géométriques,
ce qui est logique, dans la mesure où la ville qu’il reproduit
est un enchevêtrement de verticales et d’horizontales. Le
thème prévalent dans la peinture d’Authouart est
la lente décomposition d’un monde occidental, une décomposition
occultée par la luxuriance, le kitsch, le glamour. Univers de
limousines naguère rutilantes, aujourd’hui en panne, de
carrosserie arrogantes promises à la rouille, de drapeaux américains
déchirés, de façades défraîchies, d’escaliers
de secours déglingués, de frigidaires hors d’usage,
de téléviseurs à la casse, de murs fissurés,
de feuilles de journaux virevoltant sur des trottoirs abandonnés,
un univers qui s’effrite et se mue progressivement en décharge
publique. Mais la vérité est que cet univers du périssable
en décomposition n’inspire aucune réticence, mais
au contraire provoque une réelle fascination, tant il repose sur
des apparences lisses et frivoles, un écheveau d’images
radieuses, les apparences du bonheur. Et c’est le tour de force
d’Authouart de montrer par une peinture exacte, la réalité profonde
d’un monde en plein délitement.
Avec la « Trilogie new-yorkaise », une série de tableaux
peints entre 1997 et 1999, Authouart plonge le spectateur dans un déluge
d’images urbaines. Le sujet ? Times Square, « carrefour du
monde », ceint de tours de verre, de panneaux publicitaires, de
néons, d’affiches de films. L’artiste nous restitue
le grouillement de la foule anonyme qui s’agglutine autour des
portiques de cinéma, tout en veillant à rendre avec une
acuité d’anthropologue les typologies humaines : femme riche
et arrogante sortant du taxi, mendiant piteux et décharné,
couple de touristes égarés, homme d’affaire pressé et
cravaté, adolescent frondeur, serveuse désenchantée,
dragueur solitaire, flâneur pensif, clochard éthylique,
pin up en porte-jarretelles trop convenus pour être provocants,
gangster ombrageux, obèses au look américain, bref une
humanité disparate, loufoque, s’accommodant de toutes sortes
d’accoutrements, de névroses, de délires, et en même
temps prisonnière d’un mode de vie unique, celui de la consommation.
Mais par delà le réel, c’est l’univers fantastique
qui affirme son omniprésence : dans les rues de Manhattan, des
cavaliers indiens sortis d’un western galopent et s’exercent
au tir à l’arc au milieu des limousines. De valeureux cow-boys
chevauchent des destriers tout en jouant du révolver. Les bombardiers
bimoteurs de la Seconde Guerre mondiale survolent les avenues de Manhattan,
rappelant que l’Amérique est une nation qui s’est
façonnée à travers les guerres. Des limousines des
années 1960 sillonnent la ville avec, à leur bord, des équipes
de cinéma. La toile d’Authouart est un kaléidoscope
de lumières, une mosaïque de couleurs, qui hypnotise le spectateur.
Stratégie pure de la séduction, attirance irraisonnée
pour la futilité qui brille : l’artiste reproduit sur sa
toile les démons rutilants du spectacle capitaliste, qu’intellectuellement
nous réfutons, mais que charnellement nous chérissons comme
l’ivresse trompeuse d’une drogue. N’y a-t-il pas aussi
une vision nostalgique d’une Amérique disparue, celle des
années 1960, celle de Kennedy et de Warhol, des grosses limousines,
de la libération sexuelle, où régnait la joie de
vivre et la croyance au bonheur ?
Authouart ne s’intéresse pas qu’aux personnes anonymes
perdues dans la foule. Parmi les badauds, il y a les décideurs
du moment, saisis dans des postures peu avantageuses. Voici Brejnev et
Pinochet en pédalo au milieu d’une piscine bondée,
transpirant sous le regard d’un Jean- Paul II bénissant
la foule et d’une prostituée exhibant ses dessous érotiques.
(« To paint or not to paint » 1980). Dans une toile de 2006,
on peut voir Ben Laden dans une de ces limousines à la carrosserie
en ailes d’avions embrasser une belle blonde dénudée.
Folie d’un monde sans repère et sans morale ? Authouart
s’inscrit dans la mouvance d’une esthétique « postmoderne »,
en ce sens qu’il proscrit toute austérité conceptuelle,
toute unicité du sujet, tout hiératisme. Il recourt à une
stratégie d’overdose visuelle, de surenchère, d’accumulation
de références décalées : enseignes publicitaires
de la grande consommation, (Mac Donald, Coca Cola, Heineken,) affiches
des films qui ont façonné l’Amérique, (Apocalypse
Now, King Kong, West Side Story), journaux éparpillés au
sol ou lus dans le métro (« Lecture de Mickey », 1982),
acteurs de cinéma comme Woody Allen, artistes, comme Warhol en
compagnie d’un Beuys affublé d’un nez de clown, (Manhattan
Color 1998), Basquiat sous forme d’affiche, stars comme Marilyn
Monroe (« Autopsy of Marilyn » 1990), où l’actrice,
visible au fond d’une enfilade d’arcatures en ruine, est
allongée pour autopsie sur une civière, dans un décor
de carlingues au rebut et de filles désoeuvrées sommeillant
au comptoir d’un bar. Non, ce n’est pas la face glamour de
la star qu’exhibe l’artiste, mais sa part d’ombre,
les démêlés sordides qui ont mené à sa
mort. Dans « Drive In », (1992), la nature finalement reprend
le dessus, les automobiles aux allures de carcasses de tortues sont désertées
par leurs passagers au profit de plantes proliférantes. Les acteurs
du grand écran qui surplombent la scène semblent mener
pour l’éternité un dialogue que plus personne n’écoute.
De cette accumulation de récits, de saynètes, d’allégories,
résulte une vision crue du monde occidental, un univers où le
paradis est la face visible de l’enfer. Dans bien des toiles, le
ciel est d’un bleu limpide, un ciel de paradis tropical, mais au
premier plan, c’est une Cadillac en décomposition, ce sont
des bâtiments en ruine, des monceaux de détritus, qui s’enfoncent
lentement dans le sable d’une plage, ou plutôt dans les sables
mouvants d’une société désagrégée.
L’artiste entretient un rapport de fascination lucide, d’émerveillement
sceptique à l’égard de l’univers qu’il
met en scène. New York n’est pas tant New York que n’importe
quelle mégapole de la planète, une allégorie de
la ville planétaire qu’est devenue notre planète.
Authouart balance entre émerveillement et rejet du mode de vie
américain, maintenant répandu sur tous les continents,
et de cette ambiguïté naît l’attirance trouble
du spectateur pour des splendeurs chimériques qui se muent en
déchéance. Authouart est un artiste de l’imitation,
de la « mimesis», mais ce qu’il parvient parfaitement à restituer,
c’est le mode d’apparition de l’illusion dans laquelle
errent les citoyens de la ville. Il peint finalement non pas tant le
réel, que ce qu’on en perçoit, son « modèle »,
son « simulacre » pour reprendre un thème cher à Baudrillard.
Mais il laisse bien entendre au spectateur que ce qu’il voit, ce
ne sont rien d’autres que les mythes, les mensonges, les artifices
d’un spectacle dont le merveilleux occulte un réel à l’ état
de dissimulation et de pulvérulence.
S’il est le peintre du bruit et de la fureur d’une Amérique
désenchantée, Authouart n’en vit pas moins dans la
calme ville de Rouen, où il dispose d’un vaste atelier au
dernier étage d’une maison d’architecte construite
sur plusieurs niveaux. Il consigne sur un carnet d’écolier
tous ses faits et gestes et comptabilise le nombre d’heures qu’il
passe à l’élaboration de sa toile. Une manière
de s’imposer au quotidien une discipline de fer, car il consacre
au moins huit heures par jour à la lente et minutieuse élaboration
de la toile, démontrant que le geste réfléchi de
la main conserve encore sa capacité à générer
du sens. Le carnet de commande d’Authouart est rempli pour plusieurs
décennies. L’artiste se refuse à tout compromis comme
partager sa tâche avec un assistant. Aussi ne peint-il pas plus
d’une toile par an. C’est dire qu’il tourne le dos
aux impératifs médiatiques d’un marché de
l’art qui contraint les artistes à produire beaucoup d’oeuvres
afin d’occuper le terrain. Authouart travaille pour une coterie
de fidèles, d’amoureux, de fanatiques de son oeuvre. L’artiste
est à la fois dans la « règle » et dans le « siècle ».
A New York, absorbé par les lumières de la ville, il se
laisse éblouir par les feux de Madison Avenue. A Rouen, anachorète
de l’ombre, il mène une critique du monde par le biais de
la peinture. Il semble nous dire de nous méfier un peu de la fascination
des apparences. La stratégie d’Ulysse en somme : il aime écouter
le chant des sirènes, celles de la grande ville, mais ne se laisse
pas séduire, et revient toujours à Ithaque, dans sa maison,
qui domine la Seine, en compagnie de son épouse. Une double fidélité en
somme, à la peinture, et à l’amour. |
Thierry
Laurent |
mis
en ligne le 06/06/2008 |
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