Une dominante semble traverser
l’oeuvre de Grazyna Tarkowska : les yeux.
Généralement immenses (Autoportrait
plus rien, 2007 ; Innocente, 2005…), parfois
démultipliés (Souvenir d’enfance,
2001), ces yeux verts d’eau ou sombres ne
se contentent pas de mettre en question le spectateur,
ils l’introduisent à un monde étrange,
voire difficile, qui est celui de la profondeur
esthétique bien plus que l’histoire
personnelle de l’artiste. Devant les tableaux
de Tarkowska, nous sommes étonnés.
En effet, sans scandale, sans violence si ce n’est
celle des graphismes acérés zébrant
la plupart des oeuvres, jusqu’à une
forme d’abstraction très lyrique (mais
dont le titre peut nous ramener à la problématique
des yeux : Le vent dans les yeux, 2008), ces oeuvres
nous touchent et nous convertissent à l’attitude
esthétique par la nécessité tranquille
avec laquelle elles s’imposent à nous,
et il nous semble que l’étonnement éprouvé n’a été qu’un
premier moment, nécessaire pour purger notre
perception et la conduire au désintéressement
sans lequel nous ne pourrons pas les goûter
pleinement. L’oeuvre de Grazyna Tarkowska
confirme visiblement l’intuition de Husserl
: l’étonnement esthétique ne
provoque la réflexion que pour la débouter,
car ce tableau (disons par exemple l’émouvant
Mes quinze ans, 2007) ne me réclame pas
d’être « compris » mais
bien d’être éprouvé dans
sa profondeur comme un témoignage irrécusable.
Je n’ai pas à essayer de l’apprivoiser
en lui donnant des explications destinées à le
faire entrer dans le champ de mes habitudes : il
est et restera neuf à mon regard. Son étrangeté m’invite
seulement à le mieux percevoir pour-lui-même,
et elle ne se dissipe jamais car l’étrange,
en esthétique, est un aspect de la profondeur.
Je comprends, devant ces regards étonnés
(Absence, 2007) ou mélancoliquement concentrés
(Réflexion, 2005) que l’étrange
n’a pas à être expliqué par
du caché : ces visages ne sont pas des confessions,
mais des oeuvres d’art, et l’objet
esthétique ne cache rien.
Ces tableaux sont là, leur « sens » est
présent tout entier, et s’il y a
mystère, c’est un mystère
en pleine lumière. Mais il n’y a
pas que de l’étrange dans l’univers
de Tarkowska : il y a aussi du difficile, en
quoi nous pouvons voir un autre aspect de sa
profondeur. Il est bien entendu que l’identification
et la compréhension rationnelle du sujet
ne sont pas la fin de la perception esthétique.
Ce serait trop simple ! Devant ce visage apeuré par
exemple, il n’y pas de problème
particulier pour « lire » un sens
au premier degré de l’ image, d’autant
plus que l’artiste nous aide par son titre
(L’abri sombre, 2007). Il est certes question
d’obscurité dans ce tableau, mais
il n’y a pas d’obscurité pour
le sentiment qui s’approche de l’objet
exprimé : je suis devant tout art comme
devant la musique où la représentation
s’efface devant l’expression. Les
tableaux de Grazina Tarkowska sont en quelque
sorte les délégués de sa
subjectivité, ils sont bien davantage
que le produit d’une activité :
en tant qu’expression de son être,
ils ne peuvent être que d’accès
difficile. Devant le regard (d’abord étonné)
du spectateur, l’objet esthétique
proposé par Tarkowska s’affirme
certes comme objet (et l’amateur est libre
bien sûr de le retenir en tant que « bel
objet »), mais bien davantage, il se subjective
comme source d’un monde, et l’on
perdra beaucoup si l’on ne réussit
pas à y entrer.
Tel est le défi lancé par l’artiste
: il faut, d’une part, en observer les
qualités formelles (cette coloriste douée
est capable d’inventer des formes neuves à propos
des thèmes les plus souvent traités
de l’histoire de la peinture, dans la Piéta
de 2008 par exemple) et, d’autre part quitter
le corps de l’oeuvre pour nous imprégner
de son âme. Or cette âme risque de
nous échapper, car elle ne nous est sensible
que portée par la matière et le
sens de l’objet esthétique. C’est
pourquoi le cheminement auquel nous invite la
démarche de Grazina Tarkowska est difficile
: nous devons osciller entre jugement et sentiment.
L’objet esthétique qu’elle
nous offre nous lance véritablement un
appel, qui sollicite à la fois notre réflexion,
car il est assez cohérent et autonome
pour revendiquer une connaissance objective,
et notre sentiment, parce qu’il ne se laisse
pas épuiser par cette connaissance et
provoque une relation plus intime, indéfinissable,
qui est le mystère de la création.
Voilà pourquoi tout tableau de Grazina
Tarkowska doit être longtemps regardé. |