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Monographies
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Alain Richard,
ou l’invention
d’un monde homérique |
par
Jean-Luc Chalumeau |
L’oeuvre
d’Alain Richard, qui se déploie
maintenant sur le dernier demi-siècle,
se singularise d’abord par ce qu’elle
n’est pas : alors que la plupart des
peintres figuratifs ont été,
au cours de cette période, dans la représentation
(pop, hyperréalisme, Nouvelle Figuration,
Nouveaux pop…) Alain Richard s’en
est tenu à l’expression. Il n’a
pas été le seul, bien sûr
: un Paul Rebeyrolle, à qui il a rendu
hommage dans au moins deux tableaux, a été dans
le même cas, et comme lui aura été un
franc-tireur. De là à dire qu’il
est un « expressionniste » au sens
où apparurent en leur temps les peintres
de Die Brücke, il y a un pas. On ne trouve
guère, chez Kirchner, Mueller, Heckel
et les autres allemands, pas plus que chez
les fauves français, la tendresse, l’ironie,
l’intimisme, la drôlerie et une
certaine volupté de la couleur qui caractérisent
la plupart des tableaux de Richard. En tout état
de cause, ce peintre ne s’inspire du
réel que pour se mesurer à lui
et le refaire, c’est-à-dire le
faire entrer dans son univers spécifique.
L’objet esthétique selon Alain
Richard n’est pas au service du monde,
il est au principe du monde qui lui est propre.
Or ce monde, s’il faut le nommer, prend à l’évidence
le nom de l’artiste : « c’est
du Richard » disons-nous devant sa manière
inimitable de saisir une rue animée
(Les Pas perdus), un orchestre en pleine action
(Jazz hot n°2) ou surtout une femme en
mouvement accompagnée d’un chien
(Le vent des montagnes). Or ce monde de l’auteur
n’est nullement « représenté » :
il est exprimé, car le monde de l’objet
esthétique, ici, est un monde intérieur à cet
objet. C’est comme tel qu’il faut
tenter de le décrire, en laissant de
côté la question de savoir quel
est son coefficient de réalité,
ou bien sa « vérité » par
rapport au monde réel.
En
effet, Alain Richard ne saurait nous engager
dans son monde qu’en nous détournant du monde, même
si, ayant pénétré dans l’atelier et ayant
remarqué là un portrait magnifique de Goya peint sur la
porte, une vieille photographie d’Antonin Artaud découpée
dans un magazine (« l’écorché vif » est-il
précisé), mais encore et peut-être surtout un bel éléphant
mauve punaisé au mur, par Lili (sept ans), la petite-fille de
l’artiste, nous devinons que le monde « réel » qui
l’intéresse est celui des francs-tireurs de l’art
et de la littérature ou les souvenirs personnels familiaux bien
plus que l’actualité des médias. Son monde, donc,
principalement peuplé de femmes. Des femmes en mouvement dont
on ne sait si elles sont jolies car elles apparaissent fortement stylisées,
mais là n’est pas l’important : elles dansent (Surboum,
le bal à papa, Tsoin tsoin, Hop là…) ou sont environnées
de chiens et de chats (Allez coucher, Lévrier au cirque…).
Elles semblent rarement avoir posé (Laura, J’ai comme une
idée…), mais de toute façon l’artiste les
a peintes de mémoire ou d’imagination. En effet, au niveau
même de la représentation, l’oeuvre se refuse à l’imitation
et constitue une création originale : c’est par le souci
qu’elle a d’être expressive qu’elle existe, c’est-à-dire
parce que « c’est un Richard » : disons que l’auteur
tel que l’oeuvre le révèle est le garant de ce que
l’oeuvre révèle. En l’occurrence, il me semble
que cet amoureux de la peinture s’exprime plus volontiers à travers
des images de la femme parce que, peut-être, la peinture est elle-même
femme. Une véritable personne en tout cas (dont Picasso disait « qu’elle
lui fait faire tout ce qu’elle veut ») qui permet de discerner, à travers
l’oeuvre prolifique d’Alain Richard, un principe supérieur
d’unité. Ce principe ne saurait se traduire en discours,
mais il se communique à celui qui le perçoit en éveillant
en lui un sentiment. Y concourent pour cela les qualités particulières
des tableaux du point de vue pictural : richesse des couleurs (certains
rouges et certains mauves sont les nuances fétiches de l’artiste),
science des transitions sur le même plan (il n’y a que fort
peu d’illusion de profondeur).
Tout cela communique un incontestable plaisir
visuel : nous sommes plongés dans une atmosphère de monde
plutôt que nous ne sommes invités à observer ce dernier
comme un spectacle. C’est qu’il s’agit bien d’expression,
qui fonde l’unité d’un monde particulier procédant
d’une cohésion interne, qui n’est elle-même
justiciable que de la logique du sentiment. Un tableau exceptionnel d’Alain
Richard résume particulièrement bien l’originalité profonde
de sa démarche : Saint-Pierre-des-Corps correspond à un
souvenir d’enfance pendant la guerre, dans un train de nuit interminablement
arrêté en raison d’un bombardement. Derrière
la fenêtre, les installations de la gare flambent, mais ce qui
fascine le petit garçon assis à droite dans le compartiment
(le peintre lui-même, évidemment), c’est d’abord
la vieille dame en face de lui qui dort en ronflant, la tête renversée
en arrière, faisant sauter à intervalles réguliers
son dentier. C’est un tableau-limite sans doute, mais qui dit tout
: dans le monde d’Alain Richard coexistent le sublime (l’horizon
qui rougeoie) et le trivial (la dame en noir à la bouche intolérablement
ouverte). Or un tel monde, cela s’appelle un univers homérique.
En empruntant cette piste nous découvrirons, sans doute généralement
sur un mode mineur, de multiples exemples de ce genre d’associations,
jusqu’à l’émouvante scène que nous ne
pouvons pas ne pas interpréter comme une descente de croix. Mais
ce ne sont pas les disciples du Christ qui détachent son cadavre
livide : plutôt des jeunes des banlieues d’aujourd’hui,
le garçon avec sa casquette, la fille et son rouge à lèvres
agressif. Le tableau est intitulé Fait divers: dans le monde d’Alain
Richard, certains drames de l’Histoire peuvent aussi faire irruption
(il confie avoir pensé à l’Afghanistan et à l’Irak
actuels). Le sublime et le trivial : oui, décidément, Alain
Richard est un peintre homérique, et, sans avoir l’air d’y
toucher, un homérique de la grande espèce. Celle qui n’aime
pas le pathos et qui n’est à l’aise que dans la simplicité.
Celle qui fait le portrait d’une gloire littéraire (Beckett
ou Céline) aussi bien que celui d’une femme de ménage.
Chez lui, le monde exprimé est comme l’âme du monde
représenté qui serait son corps, et c’est ensemble
qu’ils constituent le monde singulier de cet objet esthétique
succulent dont nous pouvons vraiment dire au premier regard avec jubilation
: « c’est un Richard ».
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Jean-Luc
Chalumeau |
mis
en ligne le 06/09/2008 |
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