Silence
bleu, 2004. Acrylique sur toile. 90 x 130
cm.
Depuis 2005, France Mitrofanoff peint des
forêts, essentiellement
des troncs d’arbres puisque nous ne voyons de ces derniers ni
la base, ni la cime. L’artiste pose donc implicitement un problème
important : celui du rapport du monde de l’objet esthétique
avec le monde réel – la nature – s’il est
exact que l’objet esthétique est le monde d’un auteur,
un monde non réel, évidemment lié à l’objet
représenté, mais non pas identique. Or France Mitrofanoff est profondément
engagée dans son oeuvre : nous éprouvons,
devant par exemple Ils nous regardent vieillir,
le fait que quelque chose se passe ici, qui
est sérieux. Il ne s’agit pas
d’un divertissement : l’objet esthétique
créé par Mitrofanoff est vrai.
Il est d’abord vrai par rapport à luimême,
vrai ensuite par rapport à l’artiste,
vrai enfin par rapport à la nature (le
réel), ce dont il faudra tirer les conséquences. Observons deux tableaux à l’impénétrable
sérénité : Nés
de la terre et Histoire sans fin. Des troncs
souverainement verticaux sur fond de dripping
qui, s’il était isolé,
appartiendrait à la grande tradition
de l’expressionnisme abstrait. Ces deux
oeuvres, particulièrement, (mais on
pourrait le dire aussi bien de pratiquement
tous les tableaux de l’artiste) apparaissent
vraies en tant qu’elles sont achevées.
Elles découragent l’idée
même de rature ou d’amendement
: le regardeur est saisi par l’impression
d’aisance et de sûreté qui
s’en dégage. Ces objets esthétiques
sont vrais parce que rien en eux ne sonne faux,
parce qu’ils satisfont la perception
et répondent en chacune de leurs parties à l’attente
qu’ils ont éveillé dans
nos sensibilités. Nous voyons bien alors
que la rigueur de ces objets n’est pas
seulement sensible : dans les tableaux de Mitrofanoff,
la rigueur du sensible est le signe d’une
autre rigueur, sans quoi ces formes parfaites
pourraient nous sembler vides. Il y a en effet une vérité des
oeuvres de France Mitrofanoff par rapport à ellemême
qui est l’une des clefs de leur intérêt.
J’avais noté, en 1996, que lorsqu’elle
se met au travail, France Mitrofanoff libère
dans un premier temps, sur la toile posée à terre,
une grande énergie pulsionnelle traduite
par des taches, giclures et coulures pouvant
certes rappeler Pollock ou De Kooning, « mais
pourquoi pas aussi Tintoret jetant sur la muraille
de San Rocco de véritables drippings ».
Il ne s’agit pas seulement d’un
fond, mais bien d’un matériau
pictural sur lequel l’artiste ne reviendra
pas, à partir duquel elle édifie,
tout aussi sûrement, sans repentirs,
des troncs bouleversés par une tornade
(Un soir de tempête) aussi bien qu’une
futaie saisie par le gel (Après l’hiver). Si bien que l’a priori existentiel animant
chacune des oeuvres de Mitrofanoff transparaît
dans leur forme. Parce qu’elle s’est
totalement impliquée dans son faire,
chez elle faire et être sont une même
chose : nous ressentons fortement que l’artiste
a arrêté de peindre lorsqu’elle
est parvenue à un certain accord, dans
la matière même de l’oeuvre,
excluant toute retouche : elle s’est
littéralement « faite » en
faisant son oeuvre, non qu’elle ait songé à la
faire, mais parce qu’elle s’est
engagée dans son faire. Et voilà pourquoi,
que ce soit à propos des Chantiers des
années 90, des Labyrinthes des années
80, ou des Forêts des années 2000,
toujours nous repérons la marque propre
du peintre qui est tout simplement son style.
Le style, ici, n’est jamais un procédé offert à l’artiste
pour qu’elle en use, il est sa démarche
inimitable, la même à chaque fois
qu’elle entame une nouvelle oeuvre, pour
produire un objet esthétique complètement
neuf. Cela se vit et ne se transmet pas : pour
le faire comprendre à ses étudiants,
il est arrivé à France Mitrofanoff
de peindre devant eux non pas un détail,
mais un tableau en sa totalité. C’était
le seul moyen de leur transmettre ce qui ne
peut se dire avec des mots. Une fois qu’il
a été indiqué verbalement
qu’un tableau est le résultat
d’une combinaison de rigueur et de gestualité,
jusqu’à trouver un point d’équilibre
(que l’artiste appelle harmonie), à chacun
de trouver pour luimême sa propre formule.
Cette dernière peut évoluer :
le métier de Mitrofanoff n’est
pas le même aujourd’hui que dans
ses séries des décennies précédentes,
mais le métier n’est qu’un
moyen. Le style, lui, ne change pas, car il
n’y a pas deux vérités
distinctes, une qui serait celle de l’oeuvre,
l’autre qui serait celle de l’artiste
: ce qu’est cette dernière est
indiscernable de ce qu’elle fait et de
la manière dont elle le fait. France Mitrofanoff ne peint certes pas son
autoportrait, et pourtant, c’est bien
elle qui est là, dans Arbres de pierre à dominante
bleue aussi bien que dans Lune couleur rouille à dominante
rouge (il y a chez elle des forêts « chaudes » et
des forêts « froides »),
c’est-à-dire dans un monde auquel
ses oeuvres donnent accès : elle est
là, puisque ce monde, c’est elle-même.
Les oeuvres de Mitrofanoff sont encore vraies
par rapport au réel, et c’est
bien au réel qu’il nous faut mesurer
la vérité de l’objet esthétique.
Il s’agit du contenu de la peinture,
dans lequel nous trouvons à la fois
un monde exprimé et un monde représenté.
L’artiste sait bien que la représentation
n’est pas le but de l’art (elle
ne fait rien pour que nous puissions identifier
de quels lieux elle est partie), car le tableau
ne représente que pour exprimer. Disons
que l’expression suscite la représentation
parce qu’ici, elle a besoin d’elle.
L’art ne démontre jamais (cela
est réservé à la science),
mais il montre, ce qui ne veut surtout pas
dire qu’il doit être réaliste.
L’art de Mitrofanoff n’est pas
réaliste, pas plus que ne l’était
l’art chinois classique auquel elle s’intéresse
beaucoup. Devant La vie, rien que la vie ou
Brossaille, je songe à Li Chan qui,
dans la première moitié du XVIIIe
siècle, peignait ses admirables Bambous
dans la brume qui étaient tout sauf
réalistes, mais dont le pouvoir d’évocation
de la vérité des bambous était
extraordinaire. La calligraphie de Li Chan était
très personnelle, les bambous rapidement
suggérés par le pinceau semblaient
danser sur le papier. L’artiste voulait
exprimer à travers eux le ta-i, c’est-à-dire
le « Grand Principe », l’âme
fondamentale de son sujet. Je ne sais si France
Mitrofanoff veut exprimer le ta-i, mais il
est clair pour moi que lorsqu’elle peint
L’arbre berceuse par exemple, non seulement
elle parvient à extérioriser
un mouvement – je ne peux douter que
ces arbres bougent – mais elle me conduit
vers le principe des choses à l’intérieur
d’elles-mêmes. Est-ce le Grand
Principe ? C’est en tout cas une oeuvre
proche de la musique, dont le mouvement n’est
pas une fuite hors de soi, mais déploiement
d’une temporalité. Il y a, dans
les robustes, les massives forêts de
Mitrofanoff (Obscure clarté par exemple)
comme la réinvention du principe des
stylisations romanes figurées par les
draperies du Christ de Vézelay. Dans
un cas comme dans l’autre, une immobilité géométrisée
est principe de mouvement. Le mouvement n’est
en rien une copie, il est réinventé par
des moyens spécifiquement plastiques. Ainsi, l’art de France Mitrofanoff ne
saurait être lui-même qu’en
renonçant à imiter le caractère
de réalité du réel. De
toute façon, quand bien même le
voudrait-elle, son représenté serait évidemment
toujours affecté d’un moins par
rapport à la réalité.
Lorsque l’un de ses tableaux dit des
troncs d’arbres, il ne produit pas en
lui le réel, il ne le copie pas non
plus, mais en le disant, il le découvre.
Et ce qu’il découvre, c’est
un sens du réel qu’il exprime
: sens vrai en tant qu’il est la dimension
affective à travers laquelle le réel
peut apparaître. Il arrive que France Mitrofanoff donne à ses
forêts des titres qui pourraient fort
bien être attribués également à des
compositions musicales : Le chant de la forêt
ou Mélancolie, par exemple. Pour parler
du vrai de l’expression chez elle, un
détour par la musique n’est sans
doute pas inutile. La musique ne peut en effet
conduire au réel que par l’affectif.
Nous laissons évidemment de côté les
efforts d’une certaine musique dite réaliste
cherchant à imiter le réel en
lui empruntant des bruits divers, étant
entendu que la Symphonie pastorale n’est
pas réaliste, quand bien même
Beethoven y a introduit à un certain
moment le chant du loriot. Disons que si Le chant de la forêt nous
paraît poignant, c’est de la même
façon que nous sommes saisis par l’allégresse
de telle fugue de Bach, dont nous disons volontiers
qu’elle nous ouvre au monde du compositeur.
Ce mot même de « monde » signifie
un rapport au réel : aucun concept n’est
disponible pour inventorier ce monde, et pourtant
il est vrai, comme celui qui transparaît
dans Le chant de la forêt. Je n’ai
pas besoin de vérifier que le chant
exprimé par le tableau de Mitrofanoff
ou l’allégresse née de
la fugue de Bach mordent sur le réel
: ils sont là, et cela suffit. Le privilège
de la musique « pure » ou de la
peinture « pure », c’est
de me révéler l’essence
du réel sans qu’il me soit nécessaire
d’anticiper sur des objets précis
lui donnant corps. Le chant de la forêt
m’apporte la signification avant les
signes, le monde avant les choses : la peinture
comme organisation formelle me touche avant
même que je « lise » les
troncs d’arbres. Le monde de France Mitrofanoff
m’est donné avant les choses auxquelles
elle a choisi de faire référence.
La musique que j’ai qualifiée
de pure est autre chose que la musique à programme,
et je dis que la peinture de Mitrofanoff est pure parce
qu’elle n’est pas réaliste,
peut-être même pas tout à fait
figurative non plus. Le superbe triptyque intitulé Ballade
fonctionne en effet infiniment mieux s’il
est regardé comme le déroulement
d’une temporalité plutôt
que s’il est déchiffré en
tant que description d’une forêt.
Il est vrai que le propre des grandes oeuvres
est de s’offrir à plusieurs niveaux
d’interprétation sans risquer
le moindre dommage. Toujours est-il que ce
n’est pas le représenté lui-même,
ou lui seul, qui me donne accès au réel,
c’est bien plutôt le sentiment
que l’oeuvre éveille en moi, dont
l’élément représentatif
ne peut certes être séparé,
mais qui n’est pas l’objet premier
de l’oeuvre. Car la vérité du
Chant de la forêt n’est pas dans
ce qu’il raconte, mais dans la manière
dont il le raconte, et le réel qu’il éclaire
n’est finalement pas celui qu’il
représente. L’oeuvre plastique,
comme l’oeuvre littéraire et comme
la fable, est vraie par son sens second et
non par le sens immédiat de ce qu’elle
représente. Quand elle peint des troncs, France Mitrofanoff
exerce bien une fonction de représentation,
mais cette fonction n’est pas tant d’imiter
le réel que de servir l’expression
qui permettra de le saisir d’une certaine
façon. Un certain traitement esthétique
du sensible a été nécessaire,
par quoi il est devenu expressif. Résumons-nous
: l’objet esthétique forgé par
France Mitrofanoff est vrai avant d’être
vérifié, d’une part parce
qu’il est vrai par rapport au réel
et d’autre part parce qu’il est
vrai par rapport à lui-même, d’où la
merveilleuse opération de l’art
: il fait du sensible un langage authentique
qui revient à la fonction originelle
de l’expression parce qu’il donne à ce
sensible une plénitude qui ne doit rien à la
logique et tout au style. Je me souviens de
l’impression forte éprouvée
d’abord par la découverte de l’ensemble
de la série des Forêts disposé dans
le vaste atelier de France Mitrofanoff : ces
objets esthétiques qui m’environnaient
disaient, avant tout examen, par leur qualité intrinsèque
et comme du dedans d’eux-mêmes,
qu’ils ne portaient sur le « réel » que
pour y épanouir leur vérité.
Car le beau est le ?signe du vrai, et rien
n’est vrai que le beau.
Après la tempète.
2004. Acrylique sur toile. 200 x 250 cm.
Ces Forêts étaient sans commune mesure avec le monde
réel (objectif) car elles m’introduisaient dans un monde
subjectif, donc moins « un monde » qu’une « atmosphère
de monde » que ces troncs illustraient mais ne déterminaient
pas. J’étais devant un monde singulier, entièrement
intérieur aux oeuvres, dont la clef de l’unité ne
pouvait être que la personnalité de leur auteur. S’il
n’y a de vérité que dans la découverte
d’un sens éclairant et transfigurant le réel,
ce ne peut être que par la capacité d’une subjectivité – celle
de l’artiste – à saisir ce sens. Devant l’ensemble
de la série ou presque, j’étais confronté à tout
l’oeuvre récent du peintre (quatre années de
travail) qui demandait que j’y découvre sa vérité,
alors même que le parti pris du peintre – exclusivement
des troncs vus à hauteur des yeux – le distinguait radicalement
de toutes les représentations déjà connues de
l’idée de forêt. Or c’est en inventant un nouveau mode
de représentation que l’art nous
apprend à voir. France Mitrofanoff invente
le réel : ceux qui croiraient qu’elle
le reproduit manqueraient, à l’évidence,
l’essentiel. J’avais la preuve
que c’est par l’art que le voir
retrouve sa fraîcheur et ce que l’on
pourrait appeler sa puissance de persuasion.
L’art nous ramène au commencement
: vous croyez savoir ce que c’est qu’une
forêt ? Regardez les vertigineuses Obliques,
et dites-vous que vous êtes placé dans
la situation de ceux qui réalisaient
devant les Sainte-Victoire qu’ils n’avaient
jamais vu la montagne d’Aix avant Cézanne,
ou de ceux qui ont compris qu’ils n’avaient
jamais regardé la mer avant de découvrir
les rivages de Monet. Décidément,
la sorte d’art qui nous retient ne copie
jamais, parce qu’il n’y a jamais
un réel donné dans une perception
préalable que la perception esthétique
devrait égaler. Non : à la limite,
c’est avec l’art que commence en
fait la perception et, après avoir vu
les troncs de France Mitrofanoff, je ne regarderai
plus les forêts comme auparavant. En
avançant encore un peu, on pourrait
affirmer que France Mitrofanoff, avec ses forêts,
démontre qu’à l’authenticité de
l’artiste qui s’efforce de dire
le réel à sa manière correspondrait
une sorte d’authenticité du réel
qui chercherait à se dire par l’art.
Il y a une mystérieuse proximité du
réel et de l’art depuis que l’homme
est en mesure de voir le monde à travers
le prisme de l’art. J’ai parlé de « la
sorte d’art qui nous retient » car
il y en a une autre, qui est sans doute moins
capable d’attirer l’homme contemporain,
et qui a même pu susciter des chefs d’oeuvre,
mais aux antipodes de la démarche d’une
France Mitrofanoff. Soit une forêt dessinée
par Jean-François Millet.
D’entrée de jeu il la nomme avec
précision : il s’agit de L’entrée
de la forêt de Barbizon : effet de
neige, un fusain conservé par le Louvre.
Comparons ce dessin à Après
l’hiver
de Mitrofanoff : il s’agit aussi de
neige, ou de gel, mais peu importe : le peintre
ne recherche pas la traduction d’un « effet »,
et sa forêt est anonyme. C’est
que la vocation de Millet est de reproduire
le réel avec le plus d’exactitude
possible. Dans ce dessin remarquable, il
invente même une nouvelle texture et
une nouvelle trame par la superposition des
traits : ses recherches de textures, ici
sur papier beige à grain,
seront admirées et reprises par Seurat.
Jean-François
Millet aimerait bien en dire un peu plus,
aller au-delà de l’observation
d’un paysage « pittoresque ».
Il a repéré un passant, sans
doute un pauvre hère armé d’un
fusil, précédé par un
petit chien : un braconnier certainement,
qui pourrait avoir toute la sympathie de
l’artiste
dont on sait qu’il était sensible
aux problème sociaux de son temps.
Mais nous n’en saurons pas davantage,
car l’artiste ne s’engage dans
aucune direction.
N’est-il pas paralysé par
les admonestations de sa mère et
de sa grand-mère,?
(cette dernière lui a déclaré,
au moment de son départ pour Paris
: « j’aimerais
mieux te voir mort que renégat et
infidèle
aux ordres de Dieu »). Il se cramponnera
donc toute sa vie au réel, sans prendre
parti, ni dans les luttes sociales, ni dans
le combat esthétique, pas plus qu’il
ne s’engagera lui-même dans son
oeuvre. Il se contentera de détailler
avec soin la Femme faisant paître sa
vache, par exemple, au risque de la voir
stigmatisée
par Baudelaire n’y voyant qu’une « manière
d’abrutissement sombre et fatal ».
On peut bien sûr aimer et admirer L’entrée
de la forêt de Barbizon, mais nous
n’y
verrons jamais que le rappel, exécuté avec
talent et peut-être même avec
génie,
de quelque chose que nous avons déjà vu.
Or nous avons essayé d’expliquer
précédemment pourquoi l’artiste,
pour être authentique, doit s’engager
dans son oeuvre (sans qu’il soit du
tout nécessaire qu’il « engage
son oeuvre » : la peinture politique
existe, mais toute peinture n’est pas
obligatoirement politique), répondant à un
appel profond qui le conduit à révéler,
du réel, un aspect que les autres
hommes n’ont jamais vu. Les Forêts
de France Mitrofanoff nous retiennent car
elles n’ont rien à voir avec
la description d’un paysage pittoresque,
elles nous enseignent que le réel,
en tant que nature, est encore oeuvre humaine
et quasiment oeuvre d’art. Le réel,
au même
titre que l’objet esthétique,
serait la Sache selbst que Hegel opposait à la
Ding: une sorte d’objet apprivoisé renvoyant
l’homme à sa propre image et
en quoi se réalise l’affinité de
l’art et du réel. Si bien que
devant les tableaux récents de France
Mitrofanoff, nous sommes effectivement devant
la forêt comme nous ne l’avons
jamais vue : une nature imprégnée
d’humanité, celle que lui prête
la force créatrice d’une artiste
d’exception |