Entretien
autour de l’exposition de Bernard Ollier
au musée de Rouen. Laurent Salomé,
Directeur des musées de Rouen, Alin
Avila, Serge Plagnol et Bernard Ollier. Installation
en relation avec le Démocrite de Vélasquez. «Ombres
heureuses », Musée des Beaux-Art de
Rouen.
AA : Qu’est ce qui vous a amené à choisir
Ollier et ce travail d’un abord difficile,
austère et gris dans un musée qui
est celui de la couleur, qui fait une part belle à l’impressionnisme
?
LS : Bernard Ollier est venu un jour me voir
comme ça arrive de temps en temps. J’ai été intrigué par
le personnage. J’ai eu envie d’en
savoir plus. Petit à petit j’ai
rencontré un travail pas facile d’accès
en effet, mais je n’étais pas inquiet à l’idée
de le montrer.
AA : Quel était le projet, au départ
?
LS : Eh bien, il n’y avait pas de projet
! Il s’agissait de voir ce que Bernard était
en train d’envisager. Cela a pris plusieurs
années. J’ai vite compris que son
travail reposait justement sur l’indifférence
et le refus de choisir.
AA : Et là donc vous avez répondu
pour lui…
LS : J’ai répondu, mais pas nettement
parce que je n’aime pas faire de choix à la
place des artistes. Tout s’est fait d’une
façon diffuse…
AA: Là, vous racontez l’histoire
d’une fascination ; vous dites que l’artiste
vous plait…
LS : Oui, ça a commencé comme
cela ! Ensuite on a examiné une échéance
probable, une date possible, une place disponible.
Et là, on arrive à la question
: que va t’on montrer au public ? Puis
on réfléchit… espace, muséographie,
accompagnement, catalogue…
AA : Alors qu’est ce qui appartient à l’artiste
et au travail et qu’est ce qui appartient
au conservateur ?
LS : Moi, j’ai vraiment essayé d’interférer
le moins possible. Quand on est convaincu d’une
certaine forme de travail qui est tout entière
dans le secret, on n’a pas envie d’intervenir.
Le projet a donc été presque à 100
% conçu par Bernard… Il est vrai
aussi que l’on a choisi ensemble le lieu,
la couleur des murs et des cadres, l’éclairage
des salles… Mais était-ce vraiment
des choix ? C’était plutôt
des discussions, des questions que me posait
Bernard, des temps d’attente. Ce fut une
manière de laisser venir des évidences.
Par exemple, Bernard n’a pas privilégié sa
pratique du dessin au détriment de sa
pratique littéraire, textes et dessins
ont été montrés à part égale.
En fait, nous avons matérialisé des
non choix.
SP : Vous êtes vous posé la question
sur le public à atteindre ? Qu’est
ce qui ferait qu’il y ait lien ou rupture
?
LS : Je ne vise pas de public particulier, mais
quand un travail est fort et présenté de
la bonne façon, on sait qu’une partie
du public va être touchée et va
comprendre.
AA : C’est quoi « la bonne façon » ?
LS : C’est de créer un univers qui
corresponde à un travail, qui le rende
lisible. Bernard, c’est suffisamment complexe
et déroutant pour qu’il faille s’y
plonger, donc il faut qu’il y ait beaucoup
d’oeuvres, qu’il n’y ait rien
d’autre, même si, en l’occurrence
nous avons montré trois dessins monumentaux
dans une salle de peintures très figuratives,
foisonnantes et colorées de Martin Devos.
C’était une façon de présenter
la pratique picturale de Bernard et d’introduire
le visiteur dans la salle d’exposition
où se trouvent les stèles, cet
ensemble de dessins et de textes.
AA : Cette salle des stèles, elle est
conçue comme une installation. Il faut
la regarder comment ? LS : Il faut entrer dedans,
c’est un peu une métaphore de ce
que l’on doit faire avec une oeuvre d’art
: on est entouré et là justement
on peut pousser à l’extrême
ce raisonnement qui est que l’on doit s’enfermer
dans une oeuvre et oublier le reste.
AA : La couleur de l’oeuvre se confond
avec la couleur des murs. Pourquoi ?
SP : Il fallait que la salle entière
soit traitée à la façon
d’une totalité, d’un tableau
gris indéfini dans lequel on se sente
immergé.
AA : Toi, Serge, tu l’as ressentie comment
cette salle quand tu y es entré ?
SP : Comme une rupture.
S’adressant à B O : Pour moi, il
y a une évidence de ton travail. Quelle
que soit la manière dont il est montré,
il instaure entre une écriture impossible
et une peinture impossible, une coupure radicale
avec tout l’héritage de l’histoire
de la peinture. C’est l’ombre de
l’écriture et l’ombre de la
peinture que tu montres.
AA : ça veut dire quoi « l’ombre
de la peinture » ?
SP : La coupure radicale avec l’héritage
de l’histoire de l’art. L’absence,
l’envers.
AA : Mais l’idée que l’ensemble
se fonde dans quelque chose qui soit un, n’est-ce
pas contradictoire avec la représentation
du musée où la peinture sans arrêt
se détache, où elle est à chaque
fois un écran renouvelé et magnifique
? C’est pour cela qu’il est intéressant
de se demander en quoi il y a là accueil
d’une oeuvre ou il y a constitution, par
la mise à disposition de l’espace,
d’une scénographie.
BO : À tous les niveaux de perception,
il y a une ambiguïté : c’est
la présence de l’oeuvre dans l’espace
où elle se confond, la mise en présence
du texte et du dessin dont on ne sait pas lequel
est l’illustration de l’autre… C’est
la présence d’une certaine forme
d’écrit dans le dessin, de picturalité dans
le texte. C’est la difficulté de
percevoir le sens d’un texte dans une syntaxe
broyée, la difficulté de voir s’il
y a quelque chose ou rien dans le dessin. C’est
même la difficulté de percevoir
tout court, dans une salle où règne
une pénombre grise. Tout cela participe
d’une même incertitude.
AA : Mais le rôle du conservateur n’est-il
pas plutôt de faire des naître des
certitudes tandis qu’il montre, qu’il
présente ?
LS : J’espère que non, on espère
quand même être sorti de ça,
de l’histoire de l’art officielle
qu’on impose à tout le monde, avec
un public à qui l’on apprend qu’il
faut admirer tel tableau, qu’au contraire
celui-là est mal peint… On a changé notre
façon de concevoir la transmission des
collections, on est beaucoup plus modeste en
même temps qu’on a progressé techniquement
; c’est-à-dire qu’on sait
mieux comment faire pour qu’une oeuvre
existe et on fait moins de discours autour.
AA : Mais quand même, mettre à l’entrée
du musée « l’ombre du Porte-bouteille » de
Duchamp c’est une décision idéologique
?
LS : oui, on a beaucoup joué sur le parcours
allant du Porte-bouteille de Duchamp à la
Renaissance italienne, jusqu’au travail
de B O, et ce n’est pas neutre, c’est
vrai, mais c’est une façon de mettre
le visiteur en condition.
AA : Les tableaux d’Ollier même
par rapport à l’ombre du Porte-bouteille
c’est quand même l’ombre de
la peinture…
LS : Il y a cette idée de néant
mais c’est un néant très
plein. Par exemple, les trois grands monochromes
gris de Bernard dans la salle des Martin Devos
partent d’une accumulation, en fait. C’est
une superposition, un enchevêtrement infernal
et si l’on remonte dans le temps, ce que
l’on voyait de son travail très
antérieur dans les expositions parisiennes
de la galerie de la Réserve d’Area,
c’étaient des encres remplies de
petits motifs figuratifs où tout se perd
et s’oublie – ce mot est fondamental
: on voit et l’on oublie aussitôt
après, comme dans les textes.
AA : Et pour un spectateur aujourd’hui
qui entre ici, quelle est sa sensation ? Il voit
défiler toute la peinture et tout à coup
il a Ollier. Il est face à l’impossible
ou à un deuil ? C’est le deuil de
la peinture ?
LS : Non ce n’est pas si négatif
; et nous connaissons la réaction du public.
Nous avons différentes remontées
; les surveillants nous racontent comment ça
se passe ; on se promène dans les salles
et l’on peut voir les attitudes, les visages
surtout. Et moi, ce que je constate dans cette
exposition, c’est la grande sérénité des
gens qui la parcourent par opposition à d’autres
expositions très radicales qu’on
a pu montrer, où les visages se figent
et où l’on entend « c’est
n’importe quoi », « c’est
de la fumisterie »… Ici, ce n’est
pas du tout le cas, même si ça reste
mystérieux. Les textes ne sont pas évidents,
mais ils racontent des choses. Les dessins, on
les voit, on sent le parcours du crayon, il y
a une matière, une présence, une
chaleur aussi, et c’est surtout cela qui
permet au public d’adhérer.
AA : Dès lors qu’on est devant
un tableau d’Ollier on ressent cette espèce
d’accord avec le temps du travail et l’idée
de non limite. Il n’empêche que,
peut-on montrer un travail de Bernard comme on
peut montrer un travail de peintre classique
? Si vous vouliez mettre un Ollier dans une salle
d’un musée idéal, à côté de
quoi irait-il ? Il marquerait une autre qualité,
une autre dimension de l’art ?
LS : C’est tout le problème de
l’art de notre époque ; c’est
pour moi une vraie difficulté : dans un
musée idéal je ne vois qu’une
salle Bernard Ollier, je ne vois pas une oeuvre
avec d’autres.
AA : Pourtant, il y a cette pièce coupée
en deux qui raconte une mort fictive d’un « Vélasquez » et
qui apparaît dans une salle du musée
en retrait du Démocrite du véritable
Vélasquez. Je trouve l’installation
très anecdotique, elle fait système,
elle entretient l’idée d’une
manipulation. Je n’aime pas qu’il
y ait confusion sur Vélasquez et Vélasquez.
D’ailleurs, je ne suis pas sûr que
si on demande quel est le prénom de Vélasquez
aux gens, ils sauront répondre !!
BO : ça m’étonnerait tout
de même qu’ils répondent « Simone » !
LS : C’est cette ambiguïté sur
le nom qui est le principe de toute la série
de l’exposition. Tous les noms ressemblent à ceux
d’artistes plus ou moins connus. Il y a
un côté gag et pourtant ça
ne parle que de la mort, il y a toujours ces
deux aspects, comme s’il s’agissait
toujours de ne pas choisir.
AA : Vous soulevez le problème de l’ambiguïté du
travail de Bernard qui est d’être
pris entre plusieurs chaises, entre la proposition
qu’il fait de lire et celle de regarder,
renvoyant à des catégories de l’esprit
totalement différenciées. Au niveau
imaginaire, on a devant les trois grands dessins
une proposition assez forte où la confusion
fait que la tête bourdonne tandis que devant
le Vélasquez je crois que je résous
quelque chose en comprenant le malentendu qui
est engagé et dès lors que l’on
est dans le champ du malentendu on est dans celui
du jeu de mots, il met en péril la mémoire,
tout s’enchevêtre… mais c’est
peut-être une pirouette.
BO : C’est une fausse confrontation avec
Vélasquez, un dialogue de sourds ; une
relation impossible parce qu’on est dans
deux systèmes, un système de représentation
et un système autre qui se borne à adresser
cette double question au texte et à la
peinture : qu’est ce qu’une histoire
ou bien une idée qu’on a eue et
qu’on n’a plus, et qu’est-ce
qu’une image qu’on a vue et qu’on
n’a plus sous les yeux ?
AA : Tu l’appelles comme tu veux, soit
tu t’en souviens, soit tu ne t’en
souviens pas.
BO : Même si je m’en souviens, c’est
toujours une présence absente et comment
matérialiser et rendre présent
dans un travail ce qui doit en même temps
rester absent ? C’est toute la question
de mon travail.
LS : Sur le Vélasquez j’ajouterai
une chose : la peinture représentait à l’origine
un bouffon de la cour d’Espagne qui tenait
un verre de vin. Vélasquez l’a transformé 10
ans plus tard en un Démocrite, en repeignant
la main qui montre maintenant un globe terrestre.
Ce repeint est très savoureux par rapport
au travail de Bernard qui montre le côté désespéré de
la création, qui dit tout et son contraire
: un événement important devient
dérisoire, la mort une anecdote ridicule.
Tout semble indifférent dans cette façon
qu’il a de travailler inlassablement, de
griffonner, de dessiner tout le temps pour un
résultat totalement incertain et gris.
Des années de travail qui semblent ne
rien construire du tout. Des dizaines d’années
d’un travail resté longtemps secret.
Les visiteurs qui pour la plupart n’ont
jamais entendu parler de Bernard Ollier, sont
devant un quelque chose qui laisse une impression
indéfinissable – on ne sait pas
exactement, on n’a pas compris clairement – mais
qui peut rendre tout d’un coup plus sensible,
plus discret, qui peut permettre d’accorder
moins d’importance à des choses
matérielles sans intérêt.
AA : Ce qui résumerait Bernard Ollier
en un mot, est-ce le noir, le gris, le texte,
le trait ?
LS : Rien, je ne vois pas de mot pour l’indéfinissable.
Le gris, oui, ça correspond bien car le
gris contient ce qui est indécis, indéterminé,
changeant, c’est un mélange… Le
gris, c’est ni noir ni blanc, c’est
l’absence de choix, c’est tiède
et doux, ce n’est pas joyeux, ni sinistre.
SP : C’est le silence.
|