Le gris est une couleur victime d’un nombre écrasant
de préjugés. Pour d’aucuns,
ce ne serait pas même une couleur. Sinon,
le gris est en général associé à des
pensées tristes de tristes circonstances.
Pour les Hébreux, se couvrir de cendre servait à exprimer
une grande douleur ou le deuil. Job, accablé par
l’épreuve imposée par son Dieu,
finit par trôner sur un tas de cendres. Au
terme de la Grande Guerre, les épouses des
soldats portés disparus portaient cette
couleur et on les surnommait les «âmes
grises ». Le gris n’a pas toujours
connu un tel discrédit. Au Moyen Age, on
le considérait comme le contraire du blanc.
Le mariage du noir et du blanc était reconnu
comme le fruit d’une hiérogamie, qui
donnait naissance au gris moyen, valeur respectable
du centre, c’est-à-dire de l’homme.
Dans la symbolique chrétienne, le gris était
associé à la Résurrection
des morts.
C’est pourquoi on revêtait le corps
du Christ d’un manteau gris quand il présidait
au Jugement dernier. Le gris était si
peu considéré comme une couleur
douloureuse et sombre que Charles d’Orléans
a composé un poème intitulé « Le
Gris de l’espoir ». Même Goethe
le considérait comme une couleur « moyenne »,
c’est-à-dire juste et équitable.
Dans la peinture du XXe siècle, le gris
a trouvé sa place et sa place non plus
comme moyen technique pour résoudre les
questions harmoniques et tonales. Comme toutes
les autres couleurs ? Sans doute, mais avec plus
de difficulté néanmoins. Quoi qu’il
en soit, on peut remarquer un usage très
particulier et pour le moins étonnant
du gris dans une série de tableaux que
Giacomo Balla a réalisés en 1915
dont l’un s’intitule Bandiere all’altare
della Patria : plusieurs grandes plages grises
de drapés flottants qui renferment un
minuscule drapeau tricolore dans leurs replis.
Avec Guernica, pour l’Exposition universelle
de 1937, Pablo Picasso n’est sans doute
pas le premier peintre à tirer avantage
des harmonies et des contrastes du noir, du blanc
et du gris, mais il est le premier à avoir
conçu un ouvrage d’une telle dimension
avec une intensité dramatique aussi forte à partir
de l’effet produit par une page de journal.
En 1948, Giulio Turcato achève une composition
intitulée Rivolta (Révolte) où des
figures blanches d’hommes cernées
de noir se découpent sur fond combinant
différents gris. Dans une optique beaucoup
plus moderne – je veux dire ici : plus
expérimentale – Lucio Fontana a
pensé l’un de ses Concetti spaziali,
baptisé Con atto spaziale (1954), qui
est un monochrome gris avec des incrustations
de verre et d’infimes ponctuations de couleur
rouge. Encore plus récemment Sol Lewitt
a dessiné 1982 le Wall Drawing # 375,
réalisé à la Galleria Nazionale
d’Arte Moderna de Rome en 2006 qui comprend
des formes géométriques (dont une
pyramide) et un fond comptant plusieurs genres
de gris. Enfin Daniel Buren a produit en 1969
un tableau avec ses célèbres bandes
verticales en blanc et gris. Aurélie Nemours
a fait élever soixante-douze colonnes
de granit gris à Rennes. Le gris a toujours
joué un rôle clef dans ses compositions
abstraites entre le blanc et le noir, par exemple
dans l’importante série de pastels
qu’elle a exécutée entre
1950 et 1959. Gerhart Richter a présenté en
2002 au musée Guggenheim de Bilbao l’impressionnante
exposition « Acht Grau » (Huit Gris) – verre
gris émaillé et acier. Il prolonge
un travail où il place des oeuvres abstraites
grises au dos d’une vitre.
Une grande partie de l’oeuvre de Richter
concerne la distance entre le réel et
la fiction de la peinture en utilisant le gris à la
place de toutes les couleurs imaginables dans
la réalisation du tableau. En 1969, il
avait déjà créé un
blanc-gris Uran. Le gris est pour lui à la
fois l’instrument de sa démarche
et la couleur fétiche de ses travaux.
En dehors de l’expérience de Richter,
le gris n’appartient pas vraiment aux spéculations
de la monochromie. Yves Klein a fait des monochromes
noirs, verts, jaunes, bleus et même en
or, mais pas un seul gris. En fait, seule Françoise
Janicot a entrepris de mener une aventure plastique
avec cette couleur au cours des années
soixante. Une amie artiste m’a parlé d’un
artiste – mais elle fut hélas incapable
de se souvenir de son nom – qui avait exposé à la
Biennale de Venise : il avait commencé à faire
des oeuvres noires pendant ses jeunes années
puis, parvenu à l’âge mûr,
il s’est mis à créer des
ouvrages gris. Cette démarche démontre
que le gris n’a pas tout à fait
perdu ses vieilles connotations. Envisager une
oeuvre en gris à l’exclusion de
toute autre couleur peut paraître une gageure
et l’est véritablement.
C’est sans nul doute un défi au
goût et aux conventions de notre temps.
C’est ce qu’a désiré accomplir
Bernard Ollier depuis de nombreuses années.
Il a commencé par exécuter des
nus de femmes en n’utilisant que la mine
de plomb sur de grandes feuilles de papier. Les
formes élaborées par la quasi-saturation
de la surface par le crayonnage ne sont pas visibles à première
vue : elles émergent peu à peu,
au gré d’une pérégrination
aléatoire de l’oeil, un périple
lent et soutenu du regard, qui absorbe tout le
gris, répandu avant de contempler un torse,
des cuisses, mais pas de bras, les courbes pleines
d’un corps féminin. Ce corps est
pure sensualité et le gris est la couleur
de cette volupté qui saisit l’esprit
après avoir séduit les sens. Georges
Seurat avait en son temps imaginé une
série de dessins noirs où de minuscules
ponctuations blanches formaient des contours
et des silhouettes parfaitement identifiables.
Dans le cas des compositions d’Ollier,
seules les intensités du gris modulent
ces corps et leur donne une consistance. Si Bernard
Ollier a éprouvé le besoin de se
saisir du nu pour faire naître une émotion à la
fois plastique et érotique, il s’en
est rapidement débarrassé pour
tenter – ce qui n’est pas une mince
affaire – d’obtenir les mêmes
effets sans l’appui de la moindre figure.
Quand il évoque la notion d’Ursprung
- le jaillissement créatif – Paul
Klee fait état d’un point gris qui
serait le point de départ de toute son
expression graphique. Rien de tel chez Ollier
: l’ursprung est d’abord un geste
et un geste qui n’a de sens et de portée
que dans la mesure où il est réitéré un
nombre de fois incommensurable. C’est toujours
le même trait et pourtant il n’est
jamais identique. Cela dépend en premier
lieu de la qualité du crayon qui peut être
plus ou moins tendre ou dur. Cela dépend
ensuite de l’intensité, de la tension,
de la vigueur ou de la douceur du geste et de
la pensée qui le sous-tend. Chaque trait
véhicule la trace d’émotions,
de sensations, d’idées qui passent
et fuient aussitôt, de songes éphémères,
de ces songes de plein jour (comme ceux de Franz
Kafka) qui nous surprennent et nous impressionnent
tant, de hantises profondément ancrées
dans le cerveau, en somme d’une foule compacte
de facteurs directement liés à l’acte
créateur ou non. Le « tableau » qui
résulte de cette gestuelle (on pourrait
même parler de chorégraphie en chambre)
qui engage l’artiste dans un long, un très
long combat contre soi (il doit résister à des
tentations et à des paresses, sans doute à quelques
chants des sirènes) ne se résume
ni à la somme physique de ces tracés,
ni à la somme fantasmatique des affects
et des mouvances mentales, même si elles
font bel et bien partie de la règle du
jeu constituant l’oeuvre. Ces enregistrements
sismographiques sont aussi et surtout une vision
intérieure du tableau qui se traduit par
son expansion graphique.
La pensée plastique de Bernard Ollier
est une pensée de plomb. Elle en a les
qualités alchimiques mais aussi les vices
et les profondes mélancolies. C’est
une pensée grise. Il faudrait parler ici
plutôt de « pensée avec le
gris » pour éviter de provoquer
des interprétations indues. Cette pensée
est parfois si intense qu’elle se transforme
en une pensée du noir. Chaque tableau
contient un compendium de sa méditation.
Toujours avec une grande concentration, intransigeante,
extrême parfois, qui se traduit par une
exaspération mentale le conduisant aux
confins de ce que sa sensibilité et sa
raison peuvent embrasser. L’exercice jouissif
mais épuisant du dessin n’aboutit
jamais à une représentation (celle
d’un état psychologique ou moral
par exemple), mais à une sublimation de
ce qui est « figuré » au-delà du
figurable, c’est-à-dire un dépassement
de l’abstraction – aucun formalisme
chez lui, ce n’est que trop évident
-, mais aucune mise en scène des sentiments
et des atermoiements de la « belle âme » de
l’artiste par le biais des signes et des
relations chromatiques. Ce qui est pour lui la
couleur de la présence à soi et
aux autres est une couleur qui se module diversement
de création en création pour engendrer
un rapport privilégié, unique,
exacerbé avec le spectateur. Ce dernier,
sans y être préparé, est
amené à découvrir de manière
brusque, au sein de cet enchevêtrement
touffu de lignes, une nouvelle donne de l’expérience
esthétique, qui excède les codes
de la recherche du monochrome tel qu’elle
a été vécue jusqu’alors
(ce fut une des recherches les plus absolues
de l’art du vingtième siècle).
On serait poussé à croire qu’il
a introduit dans ce champ théorique tout
ce qui en avait été exclu – le
clair-obscur, les dégradés de l’ombre,
le sfumato, les contrastes, les harmonies les
plus secrètes, les vibrations mentales,
les plus subtiles machinations de la mine guidée
par la main et qui grave le papier – somme
toute, la manifestation la plus haute du dessin
au-delà du dessin. |