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Les artistes et les expos
Gina Pane, par Jean-Hubert Martin propos recueillis par Julia Hountou (suite) |
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J. H. : Avez-vous tout de suite « adhéré» à sa démarche qui été incomprise par beaucoup de gens?
Personnellement, les sentiments mêlés dominaient jusquau jour où je lai rencontrée. Je dois dire que jai vraiment été fasciné par sa personnalité. Elle était auparavant une énigme pour moi. Après avoir vu ses actions directement ou indirectement en photo ou en film, ce qui ressortait, cétait encore une fois cette violence et cette souffrance. Mais ce qui ma totalement étonné, cest quand elle ma expliqué que tout son travail était composé dune manière strictement esthétique et artistique. Toutes les couleurs étaient calculées et avaient leur place bien définie. Sur ses petits scripts dessinés relatifs à la préparation de ses actions, tous les cadrages étaient indiqués. A chaque fois, la scène était composée comme une image ou un tableau. Gina envisageait ses actions en référence à la peinture, à la forme et à la couleur. Elle disait très souvent que lorsquelle se blessait, elle révélait le sang, mais surtout la couleur rouge. Ce qui comptait pour elle, cétait le trait rouge. Jétais totalement interpellé par le fait quelle puisse aller aussi loin dans ses actions, tout en gardant comme condition première de composer des images. Son travail était dune grande précision. Par ailleurs, je me souviens que nous avons beaucoup parlé du suprématisme et du constructivisme russe parce quà cette époque, en 1977-1978, je préparais une exposition sur Malevitch au centre Pompidou. (13) Cest un mouvement quelle connaissait bien, ayant lu un certain nombre de textes à ce sujet. Travaillant sur lhistoire de lart, jétais content de voir que mes projets stimulaient les artistes. Jai trouvé cela formidable avec Gina dont le travail a un caractère minimaliste. Jai été vraiment troublé par la complexité de sa personnalité, cest-à-dire tout le mystère qui émanait delle. Gina Pane était capable dintérioriser loppression dune population, de la retravailler et de la restituer. Jai alors pensé aux martyrs, aux saints de la tradition chrétienne, interprétation qui mest apparue tout à fait justifiée quelques années plus tard (à partir de 1983) quand elle a réalisé des oeuvres en référence aux saints (14). Cette dimension existe également chez Joseph Beuys. La société occidentale semblait avoir besoin de faire passer ses crises et ses douleurs à travers la stigmatisation dartistes ou de personnages qui prennent tout cela à leur compte et à leur charge. Cest dautant plus étonnant que nous étions dans le contexte des années 1970, du post-68, où la pensée marxiste dominait, en référence au matérialisme. Nous vivions ces phénomènes artistiques qui ne collaient pas à la pensée marxiste, bien que Gina avait une conscience tout à fait de gauche. Cette pensée dominait, du moins dans notre groupe social; nous ne pouvions pas y échapper.
J. H. : Vous rappelez-vous avoir eu ce type de discussion avec elle ?
Bien sûr mais pas sur la pensée marxiste en tant que telle. Nous partagions les mêmes analyses sur léchec du capitalisme et dune société totalement tournée sur la production et la consommation. Ce qui na pas beaucoup changé dailleurs.
J. H. : Y a-t-il une action, une oeuvre ou un moment de sa création (les actions dans la nature, les actions sur son corps ou ses dernières oeuvres) qui vous interpelle davantage ?
Cest la phase des actions sur son corps évidemment qui est la plus fascinante pour lensemble des spectateurs me semble-t-il. Cependant tous les artistes qui travaillent avec leur corps connaissent à un moment, le besoin de changer dexpression. Cest également le cas de Marina Abramovic qui est passée à des pièces moins physiques, plus extérieures. Lintensité est alors différente pour le spectateur. Vers 1980-82, Gina Pane a réalisé des installations (15) puis à partir de 1983, elle a travaillé sur les martyrs des saints qui rejoignaient dune certaine manière sa démarche corporelle des années 70. Gina ne la sans doute jamais réellement su, mais je voulais quelle fasse quelque chose dimportant à Beaubourg. Je pensais à une exposition avec des actions.
J. H. : Quels termes emploieriez-vous pour qualifier la personnalité, le tempérament de Gina Pane?
Ayant eu loccasion de discuter avec elle, je me suis rendu compte quelle était réfléchie, toujours très engagée et passionnée dans ses rapports avec les autres lors de discussions qui suscitaient beaucoup démotion. Elle avait aussi une grande exigence, un désir de perfectionnement et de dépassement. Malgré son ego dartiste, elle faisait preuve dune incroyable générosité et dune grande ouverture aux autres. On constate dans son travail quelle était aussi très perméable à toutes les situations sociales et politiques quelle pouvait vivre. Ce qui mavait beaucoup frappé également, cest quelle parlait souvent de ce que lon qualifie aujourdhui de jeunes des banlieues, des jeunes qui appartenaient à des milieux sociaux très différents de celui du milieu de lart. Gina était très attentive à ces jeunes un peu défavorisés, venant du milieu ouvrier et non sensibilisés à lart. Je me souviens lavoir vu portant de grosses lunettes de soleil noires. Cétait sa manière de sidentifier aux jeunes « loubards », de « sencanailler » en quelque sorte. Cela se traduisait également dans sa manière de se tenir. Elle avait très souvent les mains dans les poches, dans une posture très décidée, volontaire, un peu autoritaire.
J. H. : Vous disiez quelle avait cette attention vis-à-vis des jeunes défavorisés. En fait, elle voulait que son art interpelle, parle à tout le monde. Elle revendiquait une sorte de don de soi à travers ses actions.
Absolument, elle vivait tout avec compassion, dune manière extrêmement épidermique. Elle travaillait tellement en direct avec lémotion et la sensibilité quelle pouvait toucher un très large public. Il y avait une plurisémie dans son langage artistique (blessure, conscience sociale et politique, mysticisme, etc.), comme chez les artistes dune certaine richesse. Cest ce qui en fait lintérêt. Cependant, son travail nétait pas accepté si facilement. Par exemple, Pontus Ulten, que jappréciais énormément et qui avait une grande ouverture desprit, était réticent à sa démarche parfois dérangeante.
J. H. : Est-elle une artiste importante pour vous?
Bien sûr, très importante mais je considère quelle nest pas reconnue à sa juste valeur. En plus, elle est malheureusement morte trop tôt. Notre travail dans les musées consiste justement à maintenir linformation et la diffusion des connaissances sur des artistes de ce type qui ont une place encore trop faible sur le marché. Ben dit de nous les conservateurs que nous sommes « les redresseurs de tort. » Cest un peu vrai. Nous avons toujours un travail à faire dans ce sens, mais nous sommes obligés dans les grands musées de pondérer nos programmes.
J. H. : Avez-vous une idée de la raison pour laquelle elle nest pas encore assez représentée dans les institutions ?
Dans les années 1970, cétait très difficile pour tous les artistes. Beaucoup de sa génération nétaient pas plus achetés quelle. En plus, à cette époque, Gina était trop jeune pour les musées qui ne promouvaient pas les jeunes artistes, contrairement à aujourdhui. Si on voulait percer internationalement, il fallait être représenté par Sonnabend, la galerie davant-garde au début des années 1970. A cette époque (vers 1969), je fréquentais beaucoup lavant-garde (Christian Boltanski, Jean Le Gac, Sarkis, etc.) Gina avait dailleurs participé à une exposition avec ces artistes à lAmerican Center boulevard Raspail (16). Après, elle na plus fait partie de ce réseau qui la connaissait pourtant très bien. Elle a rejoint le groupe de François Pluchart qui défendait lart corporel. Gina était connue pour ses actions, mais elle sest retrouvée dans un relatif isolement à cause de ce phénomène de fascination et de rejet quelle suscitait. Aussi sest-elle beaucoup battue afin datteindre une certaine notoriété. À partir des années 80, elle a commencé à exposer dans différents musées. Dailleurs, le centre Georges Pompidou possède plusieurs oeuvres (17) delle ainsi que certains F.R.A.C. (18)
J. H. : Vous-même, possédez-vous des oeuvres de Gina Pane dans votre musée?
Non, nous ne présentons pratiquement pas dartistes français. Mon budget est extrêmement restreint et nous essayons plutôt de compléter, de faire des ensembles relatifs à lart rhénan. Peut-être quun jour nous exposerons plus dartistes français, mais pour linstant nous nen sommes malheureusement pas là.
13) Exposition Malevitch au Centre Georges Pompidou du 14 mars au 15 mai 1978.
14) Cette référence religieuse sera pleinement assumée par Gina Pane à partir de 1983, qui élabore alors des « icônes», de grands panneaux de bois, verre, cuivre, laiton quelle oxyde et martèle pour symboliser les stigmates des saints et les blessures des martyrs.
15) En effet, au début des années quatre-vingts, sétant incisée toutes les parties du corps, Gina Pane cesse de se blesser. Ceci entraîne une mutation de son langage plastique : le corps nest plus présent, il est représenté. Elle réalise alors des installations quelle nomme Partitions en agençant des séries de photographies des blessures de ses actions antérieures avec divers objets (jouets, verre, etc.) déjà présents dans ses actions.
16) Gina Pane a en effet réalisé lAction Work in progress (Modification constante du sol), le 08 octobre 1969, de 12 h. à 20 h, au Centre culturel américain, dans le XIVème arrondissement de Paris.
17) Notamment: Escalade non-anesthésiée (Action réalisée par Gina Pane dans son atelier à Paris, en avril 1971). Autoportrait (s), (11 janvier 1973, galerie Stadler, Paris). Le corps pressenti, (Action réalisée le 2 mars 1975 à la galerie Krizinger, Innsbruck, Autriche.) François dAssise trois fois aux Blessures stigmatisé - Vérification, version 1, 1985-87 (Triptyque en verre dépoli, en fer électrozingué repoussé et en fer rouillé, 169,6 x 198 x 2,2 cm.)
18) Fonds Régional dArt Contemporain. Un certain nombre doeuvres de Gina Pane sont en effet conservées au FRAC des Pays de la Loire (La Fleuriaye, 44470 Carquefou).
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mis en ligne le 01/03/2006 |
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Dossier Ivan Messac
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