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Les artistes et les expos
Rembrandt, le maître et le modèle
Les artistes et les expos : Rembrandt, le maître et le modèle par Gérard-Georges Lemaire
par Gérard-Georges Lemaire
1. A LA RECHERCHE DE L’ACADEMIE DE REMBRANDT VAN RIJN
La superbe exposition du Musée des beaux-arts de Dijon a permis de percevoir un aspect de l’existence de Rembrandt qui n’est pas toujours ni parfaitement connue ni bien comprise. Ceux qui se passionnent pour l’auteur de la Ronde de nuit n’ignorent pas que Rembrandt a eu une grande influence sur ses contemporains et sur les jeunes générations qui se sont inspirés de lui avant de trouver leur propre voie. On sait moins qu’il a eu une influence plus lointaine et plus durable, par exemple en Italie au XVIIe et au XVIIIe siècles et cela jusqu’à Tiepolo, comme l’a démontré l’exposition Rembrandt, dipinti, incisioni e riflessi sul’600 e’700 italiano présenté aux Scuderie del Quirinale à Rome et au Rijkmuseum d’Amsterdam en 2002 (catalogue : Editions Skira).

La question que pose à juste titre Emmanuel Starky est la suivante : Rembrandt a-t-il eu simplement un atelier, dans le sens de la bottega italienne de la Renaissance, une petite école (on sait avec précision qu’il a eu de nombreux élèves et des documents en témoignent) ou une académie pouvant se rapprocher de celle de Giorgio Vasari ou des Carrache. La postérité — à commencer par Eugène Fromentin — a fait du peintre une figure mythique, travaillant dans la solitude et seul auteur de ses œuvres. En somme, l’antithèse de Pierre Paul Rubens, qui dirigeait dans sa magnifique demeure d’Anvers une véritable entreprise avec des assistants en nombre considérable et même des spécialistes venus pour s’occuper de problèmes très précis.

Si Rembrandt n’a jamais fait le voyage en Italie comme l’ont fait beaucoup d’artistes de son temps, il ne devait rien ignorer des académies qui y avaient vu le jour. Il existait d’ailleurs une académie équivalente à Haarlem sous l’impulsion d’Hendrick Goltzius, de Carl van Mander, et de Cornelius Cornelisz van Haarlem quand il faisait ses études à l’université de Leyde. Entre 1631 et 1634, il loge chez le marchand de tableaux Hendrick Uylenburgh qui avait créé un lieu d’apprentissage que Filippo Baldinucci avait appelé la « famosa Accademia di Eeulenborg ». De plus, l’artiste et historien allemand Joachim von Sandrart, dans la Teusiche Academie (1675-1679) établit que Rembrandt avait un atelier avec d’ « innombrables élèves » qui le payaient cent florins l’an. Emmanuel Starky répertorie la plupart de ces élèves qui ont laissé un nom dans l’histoire de l’art européen, parmi lesquels Gérard Dou et Arent de Gelder. Et Rembrandt a maintenu cette activité assez tard puisque Samuel van Hoogstraten, qui demeura auprès de lui de 1640 à 1642, décrit plus tard dans son livre de mémoires son atelier . Arnold Houbraken a par ailleurs précisé que Rembrandt a dû louer un atelier assez vaste dans la Bloempgracht d’Amsterdam pour accueillir tous ceux qui désiraient suivre ses cours.

Il est difficile de comprendre en quoi cet atelier pouvait se rapprocher des académies antérieures. On sait seulement qu’il n’enseignait pas la perspective, qui était la clef de voûte de l’apprentissage théorique du dessin en Italie. Mais il y a fort à parier qu’étant donné la culture formidable de Rembrandt, il ait tenu à donner à son enseignement une dimension allant audelà de la simple transmission de connaissances techniques. Les œuvres des artistes sortis de son atelier et qui figurent aujourd’hui dans les collections de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg prouvent en tout cas que tous ont su exploiter ce qu’ils avaient glané à son contact. Et le jeu des nouvelles attributions et surtout des récentes et spectaculaires « dé-sattributions » montre aussi que Rembrandt a insufflé son esprit à un certain nombre de ses élèves, qui parfois sont parvenus à la hauteur de son excellence. La question de l’Académie de Rembrandt demeure donc essentielle pour l’intelligence de sa démarche et sur son aura dans le monde.

Rembrandt et son école, sous la direction d’Irina Sokolova & d’Emmanuel Starky, Musée des beaux-arts de Dijon/RMN.




Les artistes et les expos : Rembrandt, le maître et le modèle par Gérard-Georges Lemaire
2. BERNARD LACOMBE AUX PRISES AVEC REMBRANDT
Dans le secret de son atelier au plein cœur d’Hyères-les-Palmiers , Bernard Lacombe mène son combat solitaire avec la peinture (son mauvais ange, son ange damné) en affichant le mépris le plus profond pour l’esprit du temps. Il ne se range ni dans le camp des passéistes ni dans celui des modernistes. En réalité, la question ne se pose pas dans ces termes pour lui. Il se passionne surtout pour une chose qui le hante littéralement : dialoguer avec d’autres artistes qu’il admire au-delà de l’espace et du temps, des artistes qui l’intriguent ou le fascinent et représenter dans un langage se voulant ambigu par définition, les signes les plus éloquent de la culture en laquelle il se reconnaît. Depuis quelques temps, il s’est lancé dans une aventure singulière, déroutante, dangereuse même qui, à mes yeux, a presque une dimension romanesque. Après avoir exploré par le pouvoir de l’imagination les grandes bibliothèques du monde et l’univers des écrits de Franz Kafka (entre autres choses), il a choisi pour sujet d’étude (et d’ascèse) l’œuvre de Rembrandt. Ou, pour mieux le dire, il a pris la décision d’affronter ce géant, d’en faire son miroir au sein de la camera oscura de son théâtre de la mémoire. Et, au fil de cette expérience esthétique, il en est venu à travailler dans un espace trouble et dangereux — l’espace d’une complicité provoquée, mais d’abord celui d’une curieuse duplicité – où il se rapproche au plus près de son immense chantier pictural tout en en faisant tout ce qui est en son pouvoir pour l’intégrer à son univers plastique.

L’épicentre de cette tentative paradoxale réside dans la série de tableaux où il reprend l’un après l’autre les autoportraits de l’immense artiste hollandais. A mesure qu’il progresse, sa manière d’appréhender son thème évolue et change de nature. Si, au début, la distance entre le modèle et son imitation (je tiens à souligner qu’il est aujourd’hui un des rares créateurs à aborder ce problème délicat) est relative, il s’octroie par la suite de plus en plus de liberté. Au point que ses compositions prennent l’apparence de visages hallucinés paraissant émerger d’une terre de nulle part ou des tréfonds de la conscience.

Jamais Bernard Lacombe n’a introduit une quelconque ressemblance physique ou figurée entre son modèle écrasant et luimême. Au contraire, l’émancipation de son style n’a de cesse de le dénaturer. Une telle anamorphose le rend inquiétant et hautement étrange : son expression se fait grimaçante, fantasque, effarée, comme à l’orée de la folie. Ou sinon ses yeux se creusent, ses traits se déforment ou s’estompent en partie, engloutis dans la matière pigmentaire. Mais peut-être a-t-il insinué une ressemblance métaphorique…

Sous ses pinceaux, dans la perspective ténébreuse et obstinée qu’il a préméditée, la physionomie de Rembrandt non seulement est mise à mal, mais elle adopte aussi un caractère effrayant. Chaque composition propose un autre personnage.
Rembrandt n’est plus un peintre qui a existé en un lieu précis et en une période donnée, mais une multitude de figures que Bernard Lacombe catalogue avec soin qui ne sont pas sans liens de parenté avec les maniaques de Géricault. Ainsi chacun
d’entre eux possède la faculté d’incarner un mal incurable, une corruption, une décadence. Il se dégage une beauté particulière dans ce crépuscule provoqué de l’art qu’il poursuit avec un tel acharnement, une beauté sulfureuse qui subjugue mais inspire une certaine crainte — un tremblement de l’âme. En sorte que le tableau est chaque fois la trace d’une relation un peu angoissante et pourtant jubilatoire qui parle de sa quête esthétique.

C’est dans ces termes que se soulève dans son travail le voile du désir artistique, qui a pris le pli d’une curieuse contradiction et d’un doute qui rongent l’esprit sans la moindre pitié mais qui apportent – et c’est là tout le paradoxe de cette histoire – des plaisirs inouïs que seul ce vertige peut apporter. A l’insistance qu’a eu Rembrandt à multiplier ses autoportraits, à tous les âges, dans l’exercice de son métier, ou déguisé en oriental, répond l’acharnement de Bernard Lacombe à s’emparer de ces signes tangibles d’une autobiographie sans complaisance d’un peintre de génie qui s’est regardé vieillir, vivre, aimer et travailler. A travers lui, il traque le sens caché de la peinture et qui ne peut se révéler qu’à travers une image brouillée et dérangeante.
Gérard-Georges Lemaire
mis en ligne le 15/07/2004
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