Jouant sur le chatoiement racoleur
des images « people », sur la technique
anglosaxonne du «story-telling» - gavant
les médias d’un certain nombre de
récits, faits et gestes habilement mis en
scène -, sur de vaines mais tapageuses disputes éthico-religieuses,
sur d’hypocrites débats faisant diversion,
et sur quelques provocations dilatoires, jamais
sans doute le pouvoir n’a autant utilisé les
diverses techniques de la « communication » pour
abuser les citoyens et, derrière ce rideau
de fumée, en douce appliquer les ukases
du néo-libéralisme et le diktat de
la globalisation économique. La « société du
spectacle » (Guy Debord) ne transforme-t-elle
pas le sens en signe, le signe en image, l’image
en éphémère vacuité ?
Le slogan manipulateur l’emporte sur l’analyse
sociopolitique, et la déclamation verbeuse
sur l’exposé lucide des faits. Pour
un spectateur, un critique, familiers du théâtre,
le cabotinage et les gesticulations auxquels on
se livre dans les hautes sphères de la politique
ressemblent à la vulgaire mise en scène
d’un spectacle commercial dont le seul but
est de vider le portefeuille du plus grand nombre...
Mais les spectacles dont l’emballage pèse
plus que le contenu coûtent évidemment
moins cher à la société que
la piètre comédie du pouvoir ! Heureusement,
le glanage régulier dans le champ des arts
du spectacle vivant rapporte toujours signes vains
et futiles d’un côté, et sens
prometteur de l’autre.
Ainsi, loin des strass du spectacle « branché », snob,
le Théâtre du Versant de Biarritz mène un travail
passionnant de production du sens depuis de nombreuses années.
Et à l’ouverture internationale de cette compagnie s’ajoute
une réflexion systématique engagée par son directeur,
Gaël Rabbas, autour de la notion de « diversité culturelle ».
Des colloques tous les deux ans, d’une forte densité d’échanges,
des projets de coopération culturelle menés à leur
terme : le spectacle vivant montre ici qu’il est une fabrique des
significations de demain... Le dernier colloque, qui s’est déroulé à la
fin du mois de novembre dernier, donnait toute sa substance au concept,
un peu oublié ou galvaudé, de « solidarité »...
Promouvoir une « culture de la diversité » dans un
monde que la standardisation (un des effets de la globalisation économique
?) peut, comme jamais auparavant, uniformiser, mais aussi dans un monde
que menacent des formes réactives de néo-tribalisme, de
communautarisme agressif ou défensif. Interroger la prometteuse
convention de l’UNESCO sur la protection et la promotion de la
diversité des expressions culturelles, et voir comment par ce
biais l’on peut agir pour un continent comme l’Afrique. Ou
bien se demander à quelles attentes aujourd’hui répond
le jumelage des communes. Faire le bilan contrasté de tout un
programme de coopération culturelle. Donner toutes ses chances à une
coopération culturelles décentralisée. Interroger
les diversités, les mutations culturelles en milieu urbain à travers
des cas concrets. Montrer comment le théâtre reste un lieu
privilégié d’échanges entre des cultures.
Réfléchir aux richesses potentielles de la créolité (on
sait que le créole provient du contact d’une langue locale
avec la langue du « colonisateur », et sert de langue maternelle à une
communauté culturelle). S’interroger sur l’évolution
d’un réseau culturel et sa relation avec la diplomatie...
Toutes ces questions, à la fois théoriques et pratiques,
et bien d’autres, furent abordées. Et dans les débats
qui suivirent, on ne pouvait que mesurer les enjeux économiques,
politiques et symboliques que la notion de diversité culturelle
engage, bien audelà de son apparence immédiate, rassurante
et séduisante. Voilà, c’était du sens, c’est-à-dire
du lien, de l’opposition, du substantiel, et non du semblant.
Disons maintenant un mot de l’« Antigone » de Sophocle,
dans la mise en scène excellemment tenue de René Loyon.
En réécoutant la force magistrale de chacune de ces paroles,
on repensait à cette injonction, présente dans une tragédie
grecque : « Parle si tes mots sont plus forts que le silence, sinon
tais-toi ! ». Gravure du sens sur le marbre du silence... Sommes-nous
capables, encore, de ces paroles vitales, hautement significatives, quand
le consumérisme noie tout silence dans le bourdonnement perpétuel
des médias, la pollution sonore de la musique d’ambiance
ou le bourrage des MP3 ? Le « dire » implique d’habiter
pleinement une parole authentique, tout le contraire du sophisme bavard
où se perd aujourd’hui le monde politicien !... La célèbre
tragédie de Sophocle doit être montée, encore et
tA?oujours, car nous avons besoin de son questionnement éthico-politique,
de ses débats cruciaux, et encore plus de la force claire et minérale
de son verbe. La mise en scène de René Loyon était
remarquable parce que la direction d’acteurs, juste, savait sans
pompeuse déclamation libérer l’intensité,
et parce que les pièges de l’inutile adaptation ou de l’anecdote
historique furent évités. Également parce que, s’appuyant
sur la traduction sobre et rigoureuse de Florence Dupont, elle ne détournait
pas le spectateur de l’essentiel. L’héroïne Antigone,
solitaire, intransigeante, rappelle à chacun de nous qu’il
y a une « loi non écrite » sur laquelle aucune convention,
règle ou tradition ne prévaut, et c’est sans doute
l’idéal. A côté de ça, « Le Bal
de Kafka », spectacle quelque peu facile de l’auteur australien
Timothy Daly, en dépit de la chaleureuse mise en scène
d’Isabelle Starkier, faisait penser à un pur emballage conçu
pour séduire le plus grand nombre... On y joue avec des signes
stéréotypés sans qu’ils ne s’articulent
jamais pour produire une signification intéressante ou novatrice.
Ainsi, le spectateur a droit à la mythologie rabâchée, éculée
de la « mère juive », à un folklore yiddish
aseptisé, à une lecture familialiste de l’homme et
l’oeuvre (que Deleuze avait parfaitement récusée),
et à des gags burlesques, comme si tout ce falbala apportait quelque
chose d’autre qu’un brouillage inutile à cet art immense,
d’une tragédie et d’un humour métaphysiques.
Si cette pièce censée être drôle faisait très
peu rire - et certainement pas du rire génial et furtif de Kafka
-, un autre spectacle, à la Maison de la Poésie cette fois, « Le
Bleu du ciel », florilège de textes érotiques, dans
la mise en scène indigente et lugubre de Claude Guerre ennuyait
terriblement par son pédantisme coincé, sa morgue austère
: ce qui est un comble pour un spectacle nourri par l’érotisme
! Sade, Bernard Noël et Georges Bataille méritaient mieux
que cet apprêt languissant de signes mal maîtrisés...
Quant au « Journal d’un Fou » de Gogol, s’il était
interprété avec beaucoup de fantaisie et de fougue par
Christophe Petit, il usait, dans la mise en scène maladroite ou
un peu niaise de Caroline Pastissier, de signes prosaïques visant à le
moderniser et l’adapter exagérément aux réalités
françaises. Du coup, cette oeuvre majeure de la littérature
russe, commençant sur un mode comique et s’achevant dans
le drame, la tragédie, ne devenait qu’un petit spectacle
de café-théâtre ! De la scène théâtrale à la
scène politique, le découplage du sens par rapport au signe
montre que la variable essentielle du temps n’a pas été suffisamment
prise en compte, ou fut sciemment mise de côté. La précipitation
d’une action politique vibrionnante n’est-elle pas une manoeuvre
pour dérouter le sens critique, et le temps qu’il nécessite
? L’irréflexion de certains spectacles, faits en somme pour
vite plaire puis être oubliés, ne suggère-t-elle
pas qu’on a fait fi de la maturation du sens ? Alors, des significations
qui filent, coulent, s’esquivent, ne sera retenue que l’impression
fugace et trompeuse des signes. |