On connaît
les préceptes d’Aristote sur l’art
théâtral. La « catharsis » y
joue un rôle essentiel, et ce concept signifie
aussi bien purgation au sens médical que
purification au sens moral… Les humains
ont des besoins passionnels, ils ont soif d’émotions
intenses. L’art peut, d’une façon
qui n’est pas socialement nocive, donner
satisfaction à ces affects. Le théâtre
peut ainsi ennoblir ces émotions, et à des
niveaux plus amples de signification les ouvrir.
Il s’agit tout autant de délivrer
les âmes (de leurs humeurs toxiques) que
de les élever. « Je veux simplement
parler des humains, d’où qu’ils
viennent. Le théâtre peut être
un lieu où les gens viennent pour comprendre
ce qu’ils ont en commun», dit Daniel
Keene, l’auteur australien de « Cinq
hommes ». Mais nous, spectateurs de théâtre,
qu’avonsnous de commun avec ces cinq immigrés
clandestins, en quête de chantiers où,
acceptés sans permis de travail, surexploités,
ils logeront dans le même baraquement insalubre,
et endureront sans protester de sordides conditions
d’existence ? Là où un Bertold
Brecht aurait clairement pointé l’écart
entre le destin social des uns (sous-prolétariat)
et des autres (spectateurs nantis ou patrons de
chantier), démontré la logique de
l’exploitation, marqué l’opposition
de classe et idéologique, Daniel Keene veut,
par une attitude humaniste universalisante, nous émouvoir
et rapprocher de nous ces « damnés
de la terre »… « Qui n’est
pas meurtri ? Qui n’est pas seul ? Qui peut
aimer sans crainte ? (…) Quand les mots
nous suffisent- ils ? », demande-t-il. Et,
par petites touches, il nous dévoile, à travers
le quotidien de ces cinq hommes d’origines
diverses, toute une humanité en perdition,
essayant sur son radeau de fortune de s’accrocher à un
minuscule espoir, ou à la consistance visqueuse
d’un souvenir, ou encore levant les yeux
vers un ciel chaotique et ténébreux
pour une prière balbutiée… Il
faut ici entendre soit que notre civilisation entière
est à la dérive, a perdu le sens
et la direction, les valeurs qui fondent l’existence
de chacun, qu’au-delà de nos conditions
de classe, c’est notre monde dans sa globalité qui
ne rime plus à grand chose ; soit, encore
plus radicalement, que la condition humaine, mortelle
et absurde, reste pathétique en dépit
des progrès, et que ces cinq hommes, totalement
dénués de statut, de pouvoir, de
privilège, ne pouvant se fuir par aucun « divertissement » (au
sens pascalien du terme), ni s’accrocher à aucune
des vanités illusoires qui font oublier
un sort commun tragique, témoignent mieux
que quiconque de cette humaine condition, si bouleversante… Pour
le metteur en scène Robert Bouvier, il s’agit
aussi de donner la parole à ceux qui en
sont privés, de réunir des acteurs
de cultures différentes et de recréer
un microcosme d’universalité et de
chaleur humaines, dans un cadre que le décor
fait imaginer désespérant. « Ce
que les gens ressentent, ce qu’ils ressentent
au plus intime d’eux-mêmes, c’est
partout pareil, où qu’ils vivent.
(…) les émotions en soi sont les
mêmes », affirme Daniel Keene. Cette
compassion tolstoïenne pour la chétive
créature humaine, nous l’avions déjà perçue
dans une autre pièce de Keene, « Avis
aux intéressés ». L’émotion
fonctionne alors ici chez le spectateur comme la
sympathie selon le philosophe Max Scheler : c’est
une intentionnalité qui vise, comprend,
reconnaît la souffrance de l’autre,
s’ouvre à elle, élargit l’horizon
d’humanité.
Que la durée intérieure coïncide
avec le temps objectif, il s’en faut de
beaucoup ! Le temps est vraiment passé,
pour nous, si certains événements
ont été psychologiquement dépassés.
Par exemple, une passion amoureuse, intensément
vécue à l’éveil du
printemps, et à la mythologie de laquelle
nous n’avons pu renoncer, peut faire de
nous d’éternels adolescents, lors
même que le temps objectif a de son burin
gravé dans notre chair les signes de notre
vieillesse. Le temps s’était donc
pour nous figé là, et il ne nous
semble pas plus insensé de reprendre le
film à l’endroit de sa suspension,
en nous entichant d’une jeune fille, à cinquante
ou plus, qu’à Romy, l’héroïne
de « La femme d’avant », la
pièce de l’Allemand Roland Schimmelpfennig,
de venir retrouver, vingt-cinq ans après,
celui que, jouvencelle encore, elle avait adoré et
qui lui avait fait de beaux serments. Romy vient,
comme si le temps réel ne s’était
pas enfui, reprendre, continuer cette passion
prometteuse, à peine entamée… Peu
importe que maintenant l’homme en question
soit marié, père de famille et
installé ! Qu’elle le trouve avec
sa femme légitime, en plein déménagement
! Romy Vogtländer illustre, comme en un
cauchemar traumatique, la terrible phrase de
Faulkner : « Le passé n’est
jamais mort. Il n’est même pas passé ».
Cette femme arrive à la fois comme une
fausse rédemptrice et un vrai ange exterminateur
: certes, elle peut donner un court instant l’illusion à Frank
que le temps écoulé ne l’a
pas été, et qu’il peut avec
elle s’échapper d’un mariage
décevant (et comment le mariage, face
réaliste du Janus de l’amour, ne
le serait-il pas ?) pour gambader dans une sorte
d’Eden retrouvé ; mais Romy va en
réalité détruire cette famille,
selon elle illégitime puisqu’elle
s’inscrit dans ce temps réel, social,
historique qu’elle a récusé… Roland
Schimmelpfennig multiplie ici les « flash
back » et les « flash forward » jusqu’à la
saturation (sa dernière pièce s’appelait… « Avant/Après »),
comme si nous analysions, à une table
de montage cinématographique, la temporalité de
cette tragédie. Ce découpage réitéré, à la
longue, crée un sentiment onirique porteur
d’étranges émotions.
La mise en scène rigoureuse de Claudia
Stavisky, appuyée sur l’ingénieuse
scénographie de Christian Fenouillat et
le jeu précis des comédiens (Didier
Sandre, Afra Waldhör, etc.), n’a besoin
d’aucun rajout ni decorum pour libérer
une puissante émotion ambivalente : la
peur que reviennent les fantômes de notre
jeunesse, et le frémissant espoir qu’ils
nous sauvent du temps et de la destruction. L’histoire
de Médée peut à une terrible
vengeance se résumer… On pense à la
phrase de Kierkegaard : « La haine, c’est
de l’amour qui a sombré ».
Médée a passionnément aimé Jason
et, magicienne, elle l’a aidé à conquérir
la Toison d’Or. Elle l’a aimé,
elle l’a aidé jusqu’au crime,
elle a eu deux enfants de lui. Mais voilà que
Jason la répudie et s’apprête à épouser
Créuse, la fille du roi Créon.
Alors, l’effroyable vengeance de Médée
ira, après l’empoisonnement de Créuse,
jusqu’à l’infanticide. La
version de Sénèque, s’inspirant
librement de la tragédie d’Euripide,
tend à exacerber l’horreur du monstrueux
dénouement. La mise en scène de
Zakariya Gouram laisse toute la place à l’actrice
(Marie Payen), foyer incandescent de la création.
Par l’emphase du verbe sénèquien
et la théâtralisation du corps,
l’émotion est ici portée à son
paroxysme. Mais à quel moment ce mouvement
hors de soi - l’é-motion - pris
dans le regard d’autrui (des humains mais
aussi, dans le cas présent, des dieux)
quitte sa spontanéité première
pour se mettre en scène ? A quel moment
la crise passionnelle se mue en hystérie
? Pour qu’une émotion soit communiquée,
se propage, peut-elle éviter de recourir à l’emphase
qui fortifie, augmente l’expression par
un surcroît de vivacité, au moyen
de l’hyperbole, de l’amplification
ou d’autres procédés de rhétorique
? Ici la scénographie, le jeu de l’acteur,
les arts plastiques (performances, scènes évoquant
des peintures de Bacon) convergent pour donner
valeur d’absolu à ce temps de l’émotion… Interroger
l’émotion dans la vie humaine, comme
la libérer ou l’exacerber ou la
mettre en forme : le théâtre n’arrête
jamais avec ce jeu brûlant. |