chroniques - art contemporain - photographie - photography

participez au Déb@t

Le théâtre
Le temps de l'émotion
par Pierre Corcos

On connaît les préceptes d’Aristote sur l’art théâtral. La « catharsis » y joue un rôle essentiel, et ce concept signifie aussi bien purgation au sens médical que purification au sens moral… Les humains ont des besoins passionnels, ils ont soif d’émotions intenses. L’art peut, d’une façon qui n’est pas socialement nocive, donner satisfaction à ces affects. Le théâtre peut ainsi ennoblir ces émotions, et à des niveaux plus amples de signification les ouvrir. Il s’agit tout autant de délivrer les âmes (de leurs humeurs toxiques) que de les élever. « Je veux simplement parler des humains, d’où qu’ils viennent. Le théâtre peut être un lieu où les gens viennent pour comprendre ce qu’ils ont en commun», dit Daniel Keene, l’auteur australien de « Cinq hommes ». Mais nous, spectateurs de théâtre, qu’avonsnous de commun avec ces cinq immigrés clandestins, en quête de chantiers où, acceptés sans permis de travail, surexploités, ils logeront dans le même baraquement insalubre, et endureront sans protester de sordides conditions d’existence ? Là où un Bertold Brecht aurait clairement pointé l’écart entre le destin social des uns (sous-prolétariat) et des autres (spectateurs nantis ou patrons de chantier), démontré la logique de l’exploitation, marqué l’opposition de classe et idéologique, Daniel Keene veut, par une attitude humaniste universalisante, nous émouvoir et rapprocher de nous ces « damnés de la terre »… « Qui n’est pas meurtri ? Qui n’est pas seul ? Qui peut aimer sans crainte ? (…) Quand les mots nous suffisent- ils ? », demande-t-il. Et, par petites touches, il nous dévoile, à travers le quotidien de ces cinq hommes d’origines diverses, toute une humanité en perdition, essayant sur son radeau de fortune de s’accrocher à un minuscule espoir, ou à la consistance visqueuse d’un souvenir, ou encore levant les yeux vers un ciel chaotique et ténébreux pour une prière balbutiée… Il faut ici entendre soit que notre civilisation entière est à la dérive, a perdu le sens et la direction, les valeurs qui fondent l’existence de chacun, qu’au-delà de nos conditions de classe, c’est notre monde dans sa globalité qui ne rime plus à grand chose ; soit, encore plus radicalement, que la condition humaine, mortelle et absurde, reste pathétique en dépit des progrès, et que ces cinq hommes, totalement dénués de statut, de pouvoir, de privilège, ne pouvant se fuir par aucun « divertissement » (au sens pascalien du terme), ni s’accrocher à aucune des vanités illusoires qui font oublier un sort commun tragique, témoignent mieux que quiconque de cette humaine condition, si bouleversante… Pour le metteur en scène Robert Bouvier, il s’agit aussi de donner la parole à ceux qui en sont privés, de réunir des acteurs de cultures différentes et de recréer un microcosme d’universalité et de chaleur humaines, dans un cadre que le décor fait imaginer désespérant. « Ce que les gens ressentent, ce qu’ils ressentent au plus intime d’eux-mêmes, c’est partout pareil, où qu’ils vivent. (…) les émotions en soi sont les mêmes », affirme Daniel Keene. Cette compassion tolstoïenne pour la chétive créature humaine, nous l’avions déjà perçue dans une autre pièce de Keene, « Avis aux intéressés ». L’émotion fonctionne alors ici chez le spectateur comme la sympathie selon le philosophe Max Scheler : c’est une intentionnalité qui vise, comprend, reconnaît la souffrance de l’autre, s’ouvre à elle, élargit l’horizon d’humanité.

Que la durée intérieure coïncide avec le temps objectif, il s’en faut de beaucoup ! Le temps est vraiment passé, pour nous, si certains événements ont été psychologiquement dépassés. Par exemple, une passion amoureuse, intensément vécue à l’éveil du printemps, et à la mythologie de laquelle nous n’avons pu renoncer, peut faire de nous d’éternels adolescents, lors même que le temps objectif a de son burin gravé dans notre chair les signes de notre vieillesse. Le temps s’était donc pour nous figé là, et il ne nous semble pas plus insensé de reprendre le film à l’endroit de sa suspension, en nous entichant d’une jeune fille, à cinquante ou plus, qu’à Romy, l’héroïne de « La femme d’avant », la pièce de l’Allemand Roland Schimmelpfennig, de venir retrouver, vingt-cinq ans après, celui que, jouvencelle encore, elle avait adoré et qui lui avait fait de beaux serments. Romy vient, comme si le temps réel ne s’était pas enfui, reprendre, continuer cette passion prometteuse, à peine entamée… Peu importe que maintenant l’homme en question soit marié, père de famille et installé ! Qu’elle le trouve avec sa femme légitime, en plein déménagement ! Romy Vogtländer illustre, comme en un cauchemar traumatique, la terrible phrase de Faulkner : « Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas passé ». Cette femme arrive à la fois comme une fausse rédemptrice et un vrai ange exterminateur : certes, elle peut donner un court instant l’illusion à Frank que le temps écoulé ne l’a pas été, et qu’il peut avec elle s’échapper d’un mariage décevant (et comment le mariage, face réaliste du Janus de l’amour, ne le serait-il pas ?) pour gambader dans une sorte d’Eden retrouvé ; mais Romy va en réalité détruire cette famille, selon elle illégitime puisqu’elle s’inscrit dans ce temps réel, social, historique qu’elle a récusé… Roland Schimmelpfennig multiplie ici les « flash back » et les « flash forward » jusqu’à la saturation (sa dernière pièce s’appelait… « Avant/Après »), comme si nous analysions, à une table de montage cinématographique, la temporalité de cette tragédie. Ce découpage réitéré, à la longue, crée un sentiment onirique porteur d’étranges émotions.

La mise en scène rigoureuse de Claudia Stavisky, appuyée sur l’ingénieuse scénographie de Christian Fenouillat et le jeu précis des comédiens (Didier Sandre, Afra Waldhör, etc.), n’a besoin d’aucun rajout ni decorum pour libérer une puissante émotion ambivalente : la peur que reviennent les fantômes de notre jeunesse, et le frémissant espoir qu’ils nous sauvent du temps et de la destruction. L’histoire de Médée peut à une terrible vengeance se résumer… On pense à la phrase de Kierkegaard : « La haine, c’est de l’amour qui a sombré ». Médée a passionnément aimé Jason et, magicienne, elle l’a aidé à conquérir la Toison d’Or. Elle l’a aimé, elle l’a aidé jusqu’au crime, elle a eu deux enfants de lui. Mais voilà que Jason la répudie et s’apprête à épouser Créuse, la fille du roi Créon. Alors, l’effroyable vengeance de Médée ira, après l’empoisonnement de Créuse, jusqu’à l’infanticide. La version de Sénèque, s’inspirant librement de la tragédie d’Euripide, tend à exacerber l’horreur du monstrueux dénouement. La mise en scène de Zakariya Gouram laisse toute la place à l’actrice (Marie Payen), foyer incandescent de la création. Par l’emphase du verbe sénèquien et la théâtralisation du corps, l’émotion est ici portée à son paroxysme. Mais à quel moment ce mouvement hors de soi - l’é-motion - pris dans le regard d’autrui (des humains mais aussi, dans le cas présent, des dieux) quitte sa spontanéité première pour se mettre en scène ? A quel moment la crise passionnelle se mue en hystérie ? Pour qu’une émotion soit communiquée, se propage, peut-elle éviter de recourir à l’emphase qui fortifie, augmente l’expression par un surcroît de vivacité, au moyen de l’hyperbole, de l’amplification ou d’autres procédés de rhétorique ? Ici la scénographie, le jeu de l’acteur, les arts plastiques (performances, scènes évoquant des peintures de Bacon) convergent pour donner valeur d’absolu à ce temps de l’émotion… Interroger l’émotion dans la vie humaine, comme la libérer ou l’exacerber ou la mettre en forme : le théâtre n’arrête jamais avec ce jeu brûlant.

Pierre Corcos
mis en ligne le 06/09/2008
Droits de reproduction et de diffusion réservés; © visuelimage.com