Que
reste-t-il du théâtre politique, 40
ans après l’explosion sociale de Mai
68 ? Il convient d’abord d’examiner
l’état de la politique à l’extérieur
du théâtre pour, à cette question,
apporter un début de réponse. Le
piteux effondrement du communisme, la globalisation
de l’économie capitaliste et le succès
idéologique des thèses néo-libérales,
monétaristes (Ecole de Chicago), l’effet
rampant, accumulé de la consommation et
de l’individualisme hédoniste sur
les mentalités, la désyndicalisation
et le discrédit croissant jeté sur
les partis, le regain compensatoire de l’humanitaire
et de l’éthique (au détriment
du politique) ont comme assommé l’imaginaire
social, fécond en utopies, et l’esprit
critique, cette « dialectique négative » (Adorno)
qui, en refusant sa clôture, ouvre sans cesse
l’horizon de la civilisation issue des Lumières.
Des auteurs de bords opposés, qu’ils
soient libéraux comme Lipovetsky (cf. « L’ère
du vide ») ou marxisants comme Castoriadis
(cf. « La montée de l’insignifiance »)
ou Lasch (cf. « La culture du narcissisme »)
ont déjà pointé l’effritement
du collectif, l’appauvrissement de la pensée
politique, le repli sur soi et/ou sa tribu, etc.
Tout cela est connu, mais sans doute insuffisamment
assimilé… De la politique, il ne
resterait alors, au niveau national, que la « combinazione » politicienne
et, au niveau international, que ces rapports
de force complexes d’un monde devenu multipolaire… Le
théâtre n’a pu être à l’abri
de ce tarissement, et ce d’autant plus – raison
triviale mais pertinente – que les subventions
en baisse ou, à tout le moins, les demandes
des tutelles d’un « retour sur investissement » (la
quantité de public touché…)
inclinent les metteurs en scène à jouer
la carte d’un théâtre moins
critique, plus consensuel.
Un excellent exemple nous est immédiatement
fourni par le spectacle Le cabaret des utopies
par le Groupe Incognito, spectacle au demeurant
drôle, sympathique, assez inventif, mais
portant d’autant plus la marque de l’apolitisme
contemporain, qu’il était, à des
questions comme : «avons-nous encore de
grands rêves ? Pouvons-nous espérer
une société meilleure ? » censé apporter,
même sur un mode parodique, des embryons
de réponses. Ici on comprend vite que
les «Docteurs ès Utopies» ne
sont là que pour servir de grotesques
et cacophoniques repoussoirs. Et la pensée
politique ne prendra que la forme d’une
conférence dogmatique et rasante. Le seul
moment où la troupe suggère un
idéal, un projet, c’est au moment
où il est question du couple, du sexe,
de l’amour… Les jeunes qui ont monté ce
spectacle charmant et plutôt creux ont
exactement le même âge que ceux qui,
quarante ans plus tôt, discutèrent à en
devenir aphones d’un autre monde, et jetèrent
la flamme de la contestation dans toutes les
zones de la vie sociale : quel écart, à la
fois ironique et significatif ! Pourtant, aujourd’hui,
avec la multiplication des crises graves (financière, écologique
par exemple), les défis à l’imaginaire
social ne manquent pas, quel que soit le mode
par lequel s’exprime cette invention de
la « plastique sociale » chère à Beuys.
Le petit spectacle Barricades ! écrit
par Alain Guyard et mis en scène par François
Bourcier nous montre que l’apolitisme du
théâtre contemporain n’est
ni absolu, ni seulement une affaire de générations. « Tel
un virus dans la machine théâtrale, «Barricades
!» invite à se déprogrammer»,
est-il noté dans le dossier de presse… Effectivement,
partir de ce symbole matériel de résistance,
du refus, traverser les siècles et les
lieux (Paris en 1830, Odéon en 68, Pékin
en 1989, Gênes en 2001), suggérer
par une scénographie simple ce qui peut
se produire de collectif et festif derrière
une barricade, c’est aller à l’encontre
des programmations étroites et individualistes,
des trajectoires isolées, d’une
temporalité sans surprise. Mais le spectacle
est un peu court : un matin, il faudra à nouveau
circuler et, pour que la barricade ait eu un
sens historique, il serait désirable de
circuler autrement ! Le spectacle, par ailleurs
enthousiaste, reste discret à la fois
sur la signification de son refus et les linéaments
de son utopie. Bien plus substantielles sont
les propositions énoncées dans
le cadre des « Rencontres de la Cartoucherie»,
sous la houlette de Philippe Adrien. Depuis treize
ans, elles s’interrogent avec courage sur
les motifs et les causes de l’état
de nos sociétés. Et il faut bien
du courage actuellement pour surmonter les difficultés
inhérentes à ce genre d’entreprise
! Voici des rencontres construites à partir
de pièces courtes, de théâtre
d’intervention, de lecture de textes, etc.
Cette année, les thèmes étaient
l’émancipation et l’égalité avec
trois programmes inspirés par les travaux
d’Alain Badiou, Jean-Claude Michéa
et Slavoj Zijek sur la démocratie et le
libéralisme. En trois jours, de vrais
débats politiques qui demeurent encore,
au milieu des fausses querelles et du bourdonnement
médiatique, sont installés sur
la scène. Le théâtre redevient
tribune, forum, agora. Le problème reste
que ce type de théâtre ouvert, contradictoire
et mobilisateur, qui devrait toucher le plus
grand monde n’a qu’un public restreint
de fidèles, à peu près d’accord
sur l’essentiel. Le problème est
identique, avec certaines pièces programmées à l’excellent
Théâtre Ouvert. On dirait que le
spectacle politique ne peut rencontrer un (assez)
large public que lorsqu’il est écrit
par des auteurs étrangers (Bond, Kane),
lorsqu’il s’enroule dans la toge
rutilante du scandale (Rodrigo Garcia), lorsqu’il
se mêle à une revendication communautaire,
identitaire.
Sans doute faut-il aussi évoquer là les
problèmes d’écriture, de
lyrisme. Une véritable « écriture
politique » au théâtre passe
notamment par une concentration dramatique de
tous les aspects sociaux concernés, et
par une puissance poétique, toujours présente
chez Horvath, Brecht, Müller, Bond, etc.
On doit éviter que le spectateur retrouve
au théâtre la prose qu’il
entend dans certaines (rares) émissions
de radio ou de télévision, ou qu’il
lit da?ns les meilleures pages de la presse d’opinion
qui subsiste encore… Sinon, pourquoi se
déplacerait-il vers les scènes
du spectacle vivant ? Nous avons en tête
deux spectacles magnifiques, évitant les
pièges du théâtre didactique,
militant ou documentaire : Le Cul de Judas et
Yerma. Dans le premier spectacle, mis en scène
et admirablement interprété par
François Duval, le texte lyrique, somptueux,
magique d’Antonio Lobo Antunès nous évoque
la tragédie humaine, politique que fut
cette guerre d’Angola, dans laquelle l’armée
portugaise lamentablement s’embourba. Un
médecin militaire raconte, un verre à la
main, sa plongée en enfer…
Il y a ici une telle condensation de tous les
maux des guerres coloniales, une telle force
d’évocation, qu’à l’évidence
aucun texte politique ou documentaire ne peut
apporter une prise de conscience aussi forte.
Dans le second spectacle, Yerma, de Federico
Garcia Lorca, poème tragique en 3 actes
et 7 tableaux, il est question d’une femme
stérile, mais en profondeur, on a toute
la situation culturelle et politique,de l’Espagne
au moment (1934) où Lorca écrit
ce chef d’oeuvre. Du pouvoir religieux
au fascisme insidieux, en passant par l’ordre
machiste écrasant. Et la mise en scène
fougueuse, musicale de Vicente Pradal vient nous
rappeler (Ariane Mnouchkine ne l’a-t-elle
pas maintes fois montré avec talent ?)
que théâtre politique ne signifie
pas théâtre austère, ascétique.
Dans le contexte actuel de découragement,
d’individualisme hédoniste ou de
démobilisation, le théâtre
politique a bien plus de mal à se frayer
un passage que dans les années 70, mais
il n’est pas condamné à dépérir.
Il lui faut à la fois de la réactivité,
de la stratégie et trouver son écriture |